Coup de Pouce

NOUVELLE LITTÉRAIRE

Des vacances au soleil, par Roxanne Bouchard

- Par Roxanne Bouchard

— T’as le câble?

— Ben oui, je l’ai, ton esti d’câble ! J’suis venu pour ça!

— Parle-moi pas de même.

Junior hausse les épaules, ouvre le coffre de sa voiture, apporte le câble de survoltage. — Y’est fini, ton truck.

— C’est pas un truck, c’est un campeur. La ceinture s’est coincée dans la portière quand je suis rentré hier. Le plafonnier est resté allumé toute la nuit. C’est pour ça qu’il part pas.

Jean-François branche les pinces sur sa batterie pendant que son fils fait la même chose sur sa Honda. Il s’assoit au volant, tourne la clé dans le contact. Ça démarre.

— La batterie va se recharger toute seule. — J’vas reprendre mon câble si ça te dérange pas.

Junior se dépêche de le replacer dans le coffre de sa Honda.

— C’est pas « ton » câble, c’est le mien. — P’pa, fais pas chier: tu me l’as donné! — Non, je te l’ai prêté.

Il le sait, Junior, mais il ne va quand même pas commencer à lui donner raison!

— Mais là, regarde: m’a le mettre dans mon char pis, quand t’en auras besoin, tu feras comme à matin: tu m’appelleras, pis j’viendrai te booster!

— Si j’en ai besoin en Floride ?

— J’veux pas péter ta balloune, p’pa, mais t’es pas rendu…

Le père et le fils se toisent un instant. Depuis que Jean-François Turenne junior s’est fait ramasser, à seize ans, pour possession et vente de drogue, Jean-François Turenne père se fait immanquabl­ement fouiller à la douane américaine. Ce dernier change de sujet. Ce n’est pas le moment de se chicaner avec son gars. — Comment ça va avec ta blonde ?

— Elle m’a sacré là avant-hier.

— Je suis désolé.

— J’m’en sacre! C’est juste une traînée!

— Dis pas ça…

— Quand j’suis arrivé à l’appart, elle était rendue dans le lit de mon coloc! Comment t’appelles ça, toi, hein ?

Jean-François n’ajoute rien. Il se dirige vers la cuisinette de son véhicule récréatif. Il était en train de ranger son épicerie dans les armoires quand Junior est enfin arrivé avec le câble. Son fils entre à sa suite, se laisse tomber sur un banc.

— J’trouve ça raide en esti, habiter là…

— Tu vas pas encore déménager?

— J’sais pas… J’me disais juste que, comme tu vas être parti deux mois…

— Non, je te prêterai pas la maison.

— Esti, p’pa! Quasiment tous mes amis restent encore chez leurs parents!

— C’était l’enfer quand t’habitais ici. T’as chassé ma blonde, défoncé des murs, vomi dans ma chambre et vendu ma télé... T’as tout fait pour que je te mette dehors.

— Ça fait longtemps!

— La dernière fois que je t’ai prêté la maison une semaine, j’ai dû revenir en vitesse de voyage, parce que…

— T’es-tu obligé de m’faire sentir minable à chaque fois qu’on se voit?

De toute façon, Junior s’en fiche de cette permission. Quand il est venu aider son père à installer les décoration­s de Noël, il est allé chercher du poulet à la rôtisserie et il en a profité pour lui piquer son trousseau de clés et s’en faire faire un double. Sa chambre, dans son appartemen­t, est déjà sous-louée à partir de demain et un de ses amis doit emménager avec lui ici même, la semaine prochaine. De l’argent vite gagné.

— Sinon, ça va toujours bien à ton travail? — Mon boss m’a coupé des heures. — Pourquoi?

— Il dit qu’il reçoit moins de commandes en janvier. Un esti d’cheap!

Jean-François ne commente pas. Il referme les armoires, plie et range les sacs d’épicerie.

— Parlant de ça, p’pa, tu m’prêterais pas un peu d’cash…

— Tu me dois au-dessus de mille dollars, que je reverrai probableme­nt jamais…

— Si tu penses pas le r’voir, ton cash, c’est pas un prêt, c’est un don. Là, j’te demande un vrai prêt.

— Je t’ai déjà donné de l’argent la semaine passée!

— Cent piasses! Bravo! Qu’est-cé que tu veux que j’fasse avec ça?

— Ton épicerie.

— Ben oui: j’vas encore manger des hot-dogs!

La vérité, c’est qu’il a réussi à s’acheter, avec ses économies des derniers mois, deux beaux kilos de cannabis emballés séparément. Il les a ramassés, ce matin même, en s’en venant. Il a aussi pu mettre la main sur un sac d’amphétamin­es. La semaine prochaine devrait être payante. Mais s’il ne tète pas de l’argent à son père, ce dernier risque de se douter de quelque chose.

— Si tu prenais moins de drogue, peut-être que…

— R’commence pas!

— C’est ça qui t’a fait lâcher l’école, perdre six emplois et qui m’a forcé à te mettre dehors. T’es même allé en prison…

— C’était un centre jeunesse, pas une prison! »»

«Depuis que Jean-François Turenne junior s’est fait ramasser, à seize ans, pour possession et vente de drogue, Jean-François Turenne père se fait immanquabl­ement fouiller à la douane américaine.»

Son père secoue la tête, patient, mais découragé.

— La vraie prison, sais-tu c’est quoi? C’est ce que tu te fais à toi-même. Tu te condamnes à rester dans un style de vie misérable et dépendant de la drogue…

Junior esquisse un mouvement raide et dédaigneux du menton.

— Toi, avec ta belle maison, ton jardin, ta préretrait­e pis ton esti de campeur de mononcle, tu le sais pas c’que j’vis! Tu le sais pas c’que c’est que d’ramer au salaire minimum! — T’as recommencé à vendre, hein? Junior serre les lèvres, enragé noir. Il déteste que son père le devine à ce point-là. Son amour paternel le fait se sentir minable.

— Pour qui tu m’prends? J’ai jamais dealé! J’me suis ramassé au centre jeunesse par erreur, j’te l’ai dit cent fois! J’me suis fait avoir!

— Je suis tellement écoeuré de tes menteries, Junior!

Le fils se lève d’un coup, lui fait face. — Appelle-moi pas de même ! C’est Jef, mon nom! J’suis pas ton junior, c’tu clair? La «vraie prison», comme tu dis, c’est pas la dope, c’est toi pis tes esti de sermons de marde pour que j’me sente coupable! T’arrêtes pas d’me juger pis d’me dire que j’ferai jamais rien de bon dans la vie !

— C’est faux. Ça fait cinq ans que je te répète que t’as besoin d’aide. Tu peux t’en sortir et te construire une vie meilleure.

Le fils n’écoute pas. Il est hors de lui, fait de grands gestes et crache en parlant.

— J’ai pas besoin d’aide, esti, j’veux du cash! Tu comprends-tu ça? Ça m’écoeure de vivre comme un pauvre! Jean-François hoche doucement la tête. — Oui, je comprends ça, mon gars. Je suis désolé que ta vie aille mal. Je t’aime énormément, mais je peux pas en faire davantage. Ça me détruit.

— Ça t’détruit, mon oeil! Les parents qui aiment leurs enfants… Jean-François s’est raidi.

— Ça suffit, maintenant. Va chercher mon câble, mets-le dans mon coffre et laisse-moi partir tranquille.

Il retire son manteau, contourne son fils et s’installe au volant. Junior lui lance un regard noir, sort en claquant la porte latérale. Il ouvre le coffre de sa Honda, saisit le câble. Un instant, sa main hésite, mais seulement un instant. Il attrape un kilo de cannabis, l’enfouit dans son manteau, revient vers le campeur. Il ouvre le compartime­nt de rangement extérieur, soulève une bâche imperméabl­e, glisse la drogue dessous, remet le tout en place, flanque le câble là-dessus et referme le compartime­nt. Enfin, il contourne le véhicule et se rend près de la portière du conducteur. Assis au volant, son père descend la vitre.

— J’suis désolé, p’pa. T’as raison, la drogue, c’est une vraie prison. J’te souhaite des bonnes vacances au soleil.

Ému, le père cligne des yeux avant de bredouille­r un mot d’amour.

— Je te fais confiance, mon gars. Je le sais que t’as le coeur à la bonne place. Je l’ai toujours su.

Il embraye, la larme à l’oeil. Junior lève la main et esquisse un adieu en direction du campeur,

• qui disparaît au bout de la rue.

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