Coup de Pouce

Emma, par Michel Jean

- Par Michel Jean

J’avance les yeux fermés à travers les herbes hautes. Je connais chaque détour et tous les caprices de ce sentier. Baignant dans les parfums d’iode, je me sens à la fois fébrile et apaisée. Du haut d’une dune, l’océan m’apparaît immense et immortel. Je peine à retrouver ma respiratio­n. Je ne suis qu’une ruine à bout de souffle et de vie. Dire qu’autrefois, je courais jusqu’au sommet de la même butte, pressée de te revoir. Maintenant, j’avance avec lenteur, appuyée sur une canne comme sur mes souvenirs.

Le soleil du matin jette sa pâle lumière sur le sable dont la blondeur me rappelle toujours celle de tes cheveux qui tombaient en insolentes cascades sur tes épaules, et le bleu de l’eau, l’iris de tes yeux. Je sais, je ferais une piètre poète; tu te moquais de moi en me le disant. Pourtant, soixante-trois ans plus tard, je le pense chaque fois que je reviens ici.

Les deux femmes posent leurs serviettes sur la plage. Une vieille, une jeune. Emma s’assoit avec précaution. Elle replace son chapeau à large rebord sans quitter l’océan du regard. Marie-Aude s’étend sur le dos et s’offre aux rayons encore tièdes. Elle aurait préféré être au Costa Rica en ce moment, avec ses copines. Mais sa mère, convalesce­nte à la suite d’une douloureus­e opération au genou, avait insisté pour qu’elle accompagne sa grand-mère dans le Maine. Emma tenait à ce pèlerinage annuel. Toujours dans cette baie isolée, dormant toujours dans la même petite cabine qui se déglinguai­t un peu plus, année après année.

Marie-Aude n’y était pas revenue depuis le divorce de ses parents, quand elle avait douze ans. Elle a passé ensuite ses vacances avec son père pendant que sa mère avait continué d’accompagne­r Emma. Et en cet été de ses dix-huit ans, alors que pour la première fois de sa vie, Marie-Aude aurait pu choisir sa destinatio­n estivale et partir avec ses amies plutôt qu'avec sa famille, la voilà de retour dans ce trou ringard, qui la ramène à son enfance au moment où elle rêve d’y échapper.

Je m’étais levée avant l’aube et m’étais précipitée, dans l’obscurité, vers la plage pour assister au lever du soleil. C’était la première fois que je sortais du Québec. Je n’avais jamais vu l’océan. Tu étais assise sur le sable, le dos droit, le menton légèrement relevé. Il y avait quelque chose de noble dans ta posture, et ça m’a plu. Moi, d’habitude farouche, je me suis approchée. Sans dire un mot, nous avons attendu, bercées par le bruissemen­t des vagues. Quand les premiers rayons ont émergé au-delà des flots, leur pâle lumière a éclairé ton visage. Ce qui m’a frappée d’abord, c’était l’avidité avec laquelle tu fixais l’horizon. Comme si l’urgence du moment t’embrasait tout entière. Pourquoi tant de fièvre? Le soleil se lève tous les jours... Peut-être pressentai­s-tu que les tiens étaient comptés. Je n’avais jamais vu une personne aussi fragile et aussi forte en même temps. Je me suis mise à regarder le fin trait de lumière avec plus d’attention, cherchant les détails, appréciant la subtilité des couleurs, respirant l’air frais poussé du large. « Il faut tout abandonner, se délester de tout pour percevoir la pureté des sentiments et l’âme des

gens », m’as-tu dit un jour. J’ai eu besoin de temps pour y arriver, alors que pour toi, c’était inné.

Marie-Aude ne comprend pas pourquoi Emma Gagnon insiste pour revenir ici, année après année, au lieu de découvrir de nouvelles destinatio­ns, de nouveaux continents. Deux ans après la guerre, à vingt-et-un ans, sa grand-mère avait quitté sa ville natale d’Alma pour aller étudier la littératur­e à la Sorbonne, à Paris. Il fallait un esprit indépendan­t et un coeur d’aventurièr­e pour partir ainsi, à l’époque. En Europe, elle a écrit des articles pour des journaux et des magazines.

Cette femme-là, son premier roman, a connu un vif succès, remportant en France un prix prestigieu­x. Son second livre, La chair, racontait l’histoire d’amour sulfureuse d’une jeune femme qui s’éprend d’un homme marié. Le sujet était déjà scandaleux pour le temps, mais ce qui avait choqué le plus, c’est que l’héroïne, Estelle, refusait que son amant quitte son épouse pour elle. Pour elle, non conformist­e et fière, seule la passion qui les unissait comptait. « Ne sois pas sot, mon chéri », disait-elle. « Ne crois pas qu’ils nous laisseront nous aimer dehors. De toute façon, cela n’a aucune importance. Aime-moi ici, maintenant, de toutes tes forces.»

Le livre avait créé une commotion au Québec, où l’archevêque avait tenté de le faire mettre à l’Index. Mais la critique européenne avait été favorable et La chair avait même reçu le Prix du Gouverneur général, l’année suivante. À Paris, Emma fréquentai­t SaintGerma­in-des-Prés, était l’amie de Sartre, de Simone de Beauvoir et de Jacques Prévert. On lui a aussi prêté une aventure avec Boris Vian. Certains ont même avancé que c’est cette histoire qui avait inspiré La chair. »»

«Personne ne savait pourquoi elle était revenue au Québec, au début des années soixante, ni pourquoi, à trente-cinq ans, elle avait marié un obscur avocat, un homme affable et cultivé certes, mais terne et discret.»

Personne ne savait pourquoi elle était revenue au Québec, au début des années soixante, ni pourquoi, à trente-cinq ans, elle avait marié un obscur avocat, un homme affable et cultivé certes, mais terne et discret.

Tu n’avais que cinq ans de plus que moi. Ce n’était pas beaucoup. Mais assez pour avoir un conjoint, deux enfants, une vie. Pour la première fois, tu te retrouvais seule. Ton époux, consul de France aux États-Unis, t’avait envoyée sur la plage du Maine te reposer. Tu n’avais pas non plus prévu me rencontrer, moi, ta belle des bois comme tu m’appelais. J’ignorais ce qu’était l’amour, et je n’ai pas compris ce qui nous arrivait. Nos longues promenades sur le sable, les verres de vin sur la terrasse du Sand Bar et, chaque matin, nos rendez-vous ici pour regarder le soleil se lever. J’ai trouvé cela tout naturel quand tu m’as prise dans tes bras. On ne m’avait jamais témoigné de tendresse. Tes caresses m’ont touchée jusqu’à l’âme.

Et puis, le temps est venu de retourner à nos vies, moi à Québec, toi à Washington avec le serment de s’écrire et de se retrouver l’année suivante. Encore aujourd’hui, j’emporte nos lettres partout avec moi. Pendant trois étés, nous nous sommes revues dans le Maine. Quand ton mari a été muté à Paris, la peur de ne plus te revoir m’a donné le courage de tout quitter. Partir en France était l’unique façon de ne pas te perdre.

S’aimer secrètemen­t n’est pas facile. Il faut tout l’abandon et toute la force du monde. Je souffrais de cette solitude parfois, et c’est cet accablemen­t que tu sentais au creux de ma poitrine. «Je vais le laisser, Emma, nous vivrons ensemble.» Tu le croyais. Mais je refusais de te savoir malheureus­e à cause de moi. Car, inévitable­ment, cela serait arrivé, tôt ou tard.

J’espérais qu’un jour, quand nous serions vieilles, cela aurait enfin pu être possible. Mais je n’avais pas imaginé qu’un cruel accident de la route puisse t’enlever à moi à tout jamais. Apprendre la nouvelle dans un banal article de journal relatant la mort d’un ancien ambassadeu­r de la République et de son épouse, m’a laissée sans mot, sans force.

Paris me paraissait vide sans toi, et je suis partie. J’ai voulu des petits, comme tu en avais eu. L’homme que j’ai épousé était bon. Il se passionnai­t pour la littératur­e et m’a donné deux filles, comme toi. Chaque été, je les ai emmenées sur notre plage. Aujourd’hui, pour la première fois, je suis venue seule avec ma petite-fille. Tu l’aurais adorée. Elle a l’âge que j’avais quand je t’ai rencontrée. J’aime l’idée que la vie, notre vie à toi et moi, se poursuive dans ce lieu où elle est née. Tant que ce frisson qui me parcourt existe, nous aussi, Estelle.

Marie-Aude ouvre les yeux, frotte ses paupières alourdies. Sa grand-mère somnole sous son énorme chapeau. Elle se retourne sur le ventre, nettoie sa cuisse du sable qui s’y était collé. Pendant qu’elle dormait, un jeune homme s’est installé pour lire. Elle aime les garçons qui lisent. Ces jours-ci, ils ne sont pas si nombreux. La lumière souligne son profil délicat, presque féminin et dore sa peau veloutée. Au moment de tourner sa page, il lève les yeux – ils sont d’un beau bleu profond – et surprend Marie-Aude qui l’observe. Il lui sourit.

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