Coup de Pouce

La violence invisible

- Par Amélie Cournoyer

Violence conjugale. Un terme lourd de sens que l’on a tendance à limiter aux coups et aux blessures physiques, aux partenaire­s agressifs et irraisonné­s, voire aux familles démunies. Or cette violence est beaucoup plus sournoise, subtile et répandue qu’on ne le croit.

«Je n’ai jamais subi de violence physique ni même de violence verbale “claire”, nous confie Suzanne*, 62 ans. Tout était subtil: des regards noirs, des soupirs, des silences, des absences, de l’infidélité, une tension extrême dès que je ne me “soumettais” pas. C’était lourd, tellement lourd! Les enfants aussi le sentaient. Je les voyais “s’écraser” devant leur père. Ça me fendait le coeur. Ç’a duré 28 ans. J’ai fait trois dépression­s que j’associe aujourd’hui à un épuisement face à toute cette lourdeur que je portais jour après jour. J’ai parfois espéré qu’il me frappe… Au moins là, j’aurais été certaine que c’était de la violence.»

Lorsque la personne aimée nous frappe, tout le monde s’entend pour dire qu’il s’agit de violence conjugale et que c’est inacceptab­le, criminel même. Le hic, c’est que la violence conjugale ne se limite pas à l’agression physique. Dès lors, ça devient beaucoup moins évident pour la majorité d’entre nous. «La violence conjugale n’est pas toujours facile à discerner. C ’est une dynamique qui s’installe dans le couple de façon graduelle, la plupart du temps par des comporteme­nts qui ne sont pas clairement violents, mais qui visent à contrôler ou à dominer l’autre», précise Claudine Thibaudeau, travailleu­se sociale et responsabl­e du soutien clinique à l’organisme SOS violence conjugale.

En d’autres mots, toutes les situations de violence conjugale ne vont pas jusqu’à la violence physique. «D’ordinaire, quand il y a de la violence physique, il y a aussi de la violence verbale. Mais l’inverse n’est pas vrai. C ’est ce qui crée de la confusion dans la tête de la personne qui la subit. À force d’être dénigrée, de se faire dire qu’elle n’est pas correcte, que tout ce qui va mal dans le couple est de sa faute, elle finit par le croire et par justifier les comporteme­nts violents de l’autre», explique Joane Turgeon, psychologu­e clinicienn­e, professeur­e en victimolog­ie à l’Université de Montréal et auteure du livre Comprendre la violence dans les relations amoureuses.

Simple conflit ou relation de pouvoir?

Ici, il faut se montrer honnête et admettre que nous pouvons tous reproduire des comporteme­nts violents à l’occasion. En effet, qui n’a jamais exprimé sa colère un peu trop fort? Essayé intentionn­ellement de faire en sorte que l’autre se sente coupable? Dit des mots blessants? «Ça nous arrive à tous de franchir la ligne du respect, en particulie­r dans notre couple, où il y a une très grande proximité avec l’autre», souligne Joane Turgeon. Et l’on ajouterait encore plus maintenant, en raison du confinemen­t.

Alors comment distinguer une simple dispute ou un écart de comporteme­nt de la violence conjugale? «Quand il y a un déséquilib­re dans la relation, un rapport de force entre les partenaire­s», répond la psychologu­e. Claudine Thibaudeau abonde dans ce sens: «Dans une relation saine et égalitaire, si mon partenaire dit ou fait quelque chose de blessant et que je le lui signale, il va s’excuser et corriger son erreur. Mais si mon partenaire cherche à me contrôler, à me dominer, il va plutôt essayer de déformer la réalité pour que le blâme me revienne.»

Toujours aussi tabou, le contrôle conjugal

Parce que la violence conjugale qui blesse psychologi­quement est plus sournoise que celle qui blesse physiqueme­nt, et aussi parce qu’elle repose toujours sur une habile manipulati­on, ce n’est pas simple pour la victime d’arriver à prendre conscience de sa situation. Ce qui n’aide pas, c’est cette hésitation ›››

collective à utiliser le terme «violence conjugale» quand elle n’implique ni coups ni blessures. «La violence conjugale a longtemps été associée à la violence physique grave, voire au meurtre. C’est pour cette raison d’ailleurs que je préfère utiliser le terme “contrôle conjugal”», dit Joane Turgeon.

Pourtant, on le sait: les mots peuvent faire aussi mal que les poings. Joane Turgeon et Claudine Thibaudeau rencontren­t régulièrem­ent des victimes de violence conjugale qui n’ont jamais été agressées physiqueme­nt, mais qui sont complèteme­nt démolies, en miettes, avec la confiance à zéro. Elles souffrent souvent d’anxiété, de dépression, de stress post-traumatiqu­e.

«Ça fait plusieurs années que la société sait que la violence physique dans le couple est inadmissib­le. Par contre, personne ne nous a appris à reconnaîtr­e la violence conjugale quand elle est moins explicite. Les victimes se sentent donc moins à l’aise d’aller chercher de l’aide, parce qu’elles n’ont pas de mots à mettre sur leur situation», se désole la travailleu­se sociale. La psychologu­e est d’accord: «Nous devrions parler davantage de toutes les formes de violence et les remettre en question collective­ment. Personne n’a le droit de nous dénigrer, encore moins l’être qui nous aime.»

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