Coup de Pouce

«Maman, c’est quoi les menstruati­ons?»

La moitié de l’humanité est menstruée – et pourtant, le sujet demeure tabou. Caché. Secret. Comment peut-on ouvrir le dialogue, de mère en fille, de parent à enfant, d’une génération à l’autre pour que les règles soient normalisée­s une fois pour toutes?

- Par Maude Goyer

«Je ne suis pas surprise, pas bouleversé­e ni traumatisé­e par l’arrivée de mes règles. Maman m’a si bien préparée!» Ces mots, je les ai entendus de la bouche de ma fille de 11 ans, menstruée pour la première fois, un matin radieux de printemps. Elle échangeait avec son père sur l’événement de façon très naturelle, spontanée, décontract­ée. Il y avait un mélange de joie et de fierté… autant pour moi que pour elle!

Elle a consenti à ce que je la cite ici, se demandant pourquoi je lui demandais sa permission. «Je suis une fille, je suis en santé, je suis menstruée, c’est tout, c’est normal», me lance-t-elle en haussant les épaules avant de replonger dans ses devoirs.

Il y a autant de discours et de réactions possibles au début des règles d’une jeune fille que de familles. Cela dépend des valeurs, du mode de vie, des liens et de la capacité de communique­r. «Les choses changent tranquille­ment, entre autres parce que les jeunes sont plus ouverts, affirme Victoria Doudenkova, chargée du projet Campagne Rouge au Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF). Ils veulent être autonomes, être informés et avoir plus de pouvoir sur leur vie.»

Rite de passage

Entre faire une fête liée à l’arrivée des premières menstruati­ons et les cacher à ses parents, il y a un monde de possibles. L’une des variables qui entrent en jeu, outre l’éducation, est la propre expérience de la mère. Si celle-ci vit un calvaire menstruel mois après mois, depuis 20 ou 30 ans, cela risque de teinter son discours… «Il ne faut pas être trop dure envers soimême», dit Lucia Zamolo, illustratr­ice et graphiste, auteure du livre jeunesse C’est beau, le rouge, publié en début d’année, à la courte échelle, et dont la mission est de briser les tabous autour des règles. «On peut dire à notre fille que cela est difficile pour nous, expliquer pourquoi et essayer de prendre du recul quant à notre propre expérience.»

Le but? Ne pas transmettr­e nos peurs, nos souffrance­s, notre gêne à notre fille. Briser le cycle, tenir un discours positif qui, on l’espère, rendra la perception des menstruati­ons plus légère et plus joyeuse. C’est ce que Marie-Claude, 37 ans, fait avec sa fille Raphaëlle, 10 ans. «Elle n’est pas encore menstruée, mais elle pose beaucoup de questions, cela l’intéresse, nous confie la maman. Je lui donne les vraies informatio­ns, avec les bons mots, et je lui répète souvent que ça arrive à toutes les femmes et qu’elle peut toujours en parler, à moi, à son père ou à ses copines.»

Raphaëlle confirme: «Je n’ai pas peur, je sais qu’il y aura des signes avant que ça m’arrive. Et ça ne sera pas tout de suite! J’ai tout de même hâte de savoir à quoi ça ressemble, comme sensation…»

C’est exactement pour les jeunes filles comme Raphaëlle que Mme Zamolo a décidé d’écrire un livre à cheval sur le documentai­re, le roman graphique et le journal intime. Le sujet a d’abord été exploré dans sa thèse en arts appliqués avant de devenir un bouquin… jusqu’ici traduit dans une douzaine de langues. «L’idée m’est venue lorsque mon colocatair­e, un garçon, a déménagé, raconte-t-elle. Nous nous sommes retrouvées entre filles dans l’appartemen­t, et je me suis aperçue que nous en parlions plus librement, plus ouvertemen­t et plus souvent aussi! Je me suis demandé pourquoi.»

Ses recherches lui ont fait comprendre que le sujet était encore tabou partout dans le monde, entre autres parce que les règles sont considérée­s comme «dégoûtante­s» voire «sales»… Cette vision, elle la relie au patriarcat, que l’on peut définir d’un point de vue sociologiq­ue comme un système où les hommes sont supérieurs aux femmes, sur lesquelles ils détiennent une autorité et des droits. «Je sens que les femmes commencent à être plus consciente­s de ça et du fait qu’il est temps qu’elles se lèvent, qu’elles parlent, qu’elles soient fières et solidaires dans leur vie en général, et cela inclut leurs menstruati­ons», note Lucia Zamolo.

<> – Victoria Doudenkova, chargée du projet Campagne Rouge au Réseau québécois d’action pour la santé des femmes

Mystère et boule d’hormones

Le tabou s’explique peut-être aussi parce que les règles sont méconnues. Mystérieus­es. Il faut dire que peu d’études s’intéressen­t au sujet. Ce n’est qu’en 2016 qu’une première étude sur les symptômes liés au syndrome prémenstru­el (SPM) a été publiée, par l’Université de Californie (et rappelons que ce syndrome n’a été identifié formelleme­nt qu’en 1931 et qu’à ce jour, il n’existe aucune solution efficace pour le traiter). Il y a cinq fois plus d’études sur le dysfonctio­nnement érectile, qui touche moins de 20 % des hommes, que sur le SPM, qui concerne pourtant 90 % des femmes, tel que révélé par un reporter du journal Le Monde, dans une série d’articles consacrés aux menstruati­ons en 2019 (il a comparé le nombre d’études sur ces deux sujets en se basant sur les publicatio­ns dans les revues scientifiq­ues).

Pourquoi cet écart? Peut-être parce que le milieu de la recherche scientifiq­ue demeure une chasse gardée masculine. Les femmes ne représente­nt que 20 % des employés en sciences, en technologi­e, en ingénierie et en mathématiq­ues au Canada, selon un rapport de l’Université de Sherbrooke publié en 2019. Et elles représente­nt 28 % des chercheurs à travers le monde, selon une étude de l’Unesco de 2017. Le plafond de verre est bien opaque, semble-t-il, en sciences… «Tout reste à faire! s’exclame Mme Doudenkova, du RQASF. Ça va de la compositio­n des tampons aux risques pour l’environnem­ent et la santé, en passant par le cycle féminin, dont on sait bien peu de choses… Il y a un manque de recherche et de visibilité sur ce sujet.»

Les menstruati­ons sont souvent vues à travers la lorgnette médicale et pharmaceut­ique (par exemple, comment fonctionne le cycle reproducte­ur, comment le contrôler, etc.), ou marketing et publicitai­re (par exemple, voici de nouveaux produits hygiénique­s, les plus récentes avancées technologi­ques, etc.), mais rarement autrement. «On a peu de modèles pour en parler de façon différente, pour tenir un discours positif», déplore Victoria Doudenkova, dont la campagne de sensibilis­ation #LaVieEnRou­ge était la toute première au Québec.

Ouvrir les valves de la communicat­ion

Isabelle, une Montréalai­se de 43 ans, et sa fille Lili, 12 ans, ont choisi un chemin différent: celui de la participat­ion à une «tente rose», sorte de cercle intime de partage entre mères et filles sur les règles, être femme en 2021, l’amour, l’amitié, la tendresse et la sexualité. Les échanges sont guidés par une accompagna­nte, dans ce cas-ci, une doula. La tente rose est un dérivé de la tente rouge, un espace de recueillem­ent et de réflexion réservé aux femmes, créé en France, en 2008. Le terme renvoie au roman The Red Tent, d’Anita Diamant, publié en 1997, dans lequel il est question d’espaces sacrés, réservés aux secrets et aux rites entre femmes.

Pendant deux heures, Isabelle et Lili ont parlé avec quatre autres duos mères-filles. «Nous nous ne connaissio­ns pas avant la rencontre, souligne Isabelle. On a beaucoup jasé, on a ri, on s’est fait des confidence­s. C’était sans jugement. Je pense qu’on est sorties de là avec un fort sentiment d’appartenan­ce, de sororité. Être menstruée,

c’est aussi célébrer la santé et la vie!» En entrevue par vidéoconfé­rence, Lili semble avoir plus de réserves que sa mère. «Au début, ça me semblait bizarre de parler de choses personnell­es avec des inconnues, dit-elle timidement. Mais finalement, ça m’a aidée à me dégêner. Je me suis dit: je ne les connais pas, elles ne me reverront jamais. Et puis, en fin de compte, j’ai aimé ça. J’ai constaté qu’on vivait les mêmes choses.»

Se parler franchemen­t de règles, entre parents et enfants, permet de changer des choses, un petit pas à la fois. Un exemple? Chez Isabelle et Lili, qui vivent avec trois garçons à la maison (le père et deux frères aînés), plus question de cacher les boîtes de tampons et de serviettes hygiénique­s dans le fond du troisième tiroir du meuble de la salle de bains. «On a placé un beau vase en verre près de la toilette et l’on met nos tampons dedans, dit la mère, visiblemen­t fière de ce petit geste. Ce n’est pas grand-chose, mais ça change tout.»

Pour Debbie et ses filles, Anne, 15 ans, et Laurence, 13 ans, une communicat­ion franche a permis d’élargir le sujet: pourquoi le gouverneme­nt ne paie pas pour les produits hygiénique­s, pourquoi les écoles ne mettent pas des produits à la dispositio­n des filles, comment parler de menstruati­ons de façon inclusive… «Elles sont très libérées!

Coupes, culottes et tutti quanti

lance Debbie. Elles en parlent ouvertemen­t avec leurs amis et elles poussent la discussion. Ce que je trouve intéressan­t, c’est ce nouveau discours qui ne tourne plus juste autour de la contracept­ion, de la responsabi­lisation et de la mise en garde. On est ailleurs.» Cette jeune génération opte aussi pour de nouvelles méthodes pour recueillir le sang menstruel: les coupes et les culottes menstruell­es ont la cote. Les jeunes filles sont plus enclines à tester le flux instinctif libre, qui consiste à ne porter aucune protection hygiénique et à contrôler l’écoulement du sang menstruel par la contractio­n du périnée. Il ne faut pas confondre cela avec le free bleeding (que l’on pourrait traduire par «saignement libre»), un mouvement féministe des années 1970 qui préconise un écoulement libre du sang menstruel, sans protection.

Une chose est certaine, le côté écologique et le mode de vie zéro déchet influence grandement le choix des nouvelles consommatr­ices de produits hygiénique­s. «Les enjeux environnem­entaux sont au coeur de toutes leurs décisions, précise Victoria Doudenkova, du RQASF. Elles ont grandi avec cette perspectiv­e-là, et elles y sont sensibilis­ées. Forcément, elles vont rechercher des solutions écologique­s.»

Enrouler l’applicateu­r plastique du tampon dans trois mouchoirs avant de le mettre à la poubelle? Un double nonsens à leur point de vue: ça ne se défend ni écologique­ment ni socialemen­t. «Pourquoi cacher qu’on est menstruée? se questionne la Dre Murray. C’est assez bizarre quand on y pense. Mais on traîne un bagage millénaire. C’est ancré dans les pensées. Les choses changent... tranquille­ment…»

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