Coup de Pouce

Les nouveaux modèles familiaux

- Par Victorine Michalon

Le couple hétérosexu­el élevant ses enfants biologique­s n'est plus le seul modèle visible: recomposée, polyamoure­use, soloparent­ale ou intégrant un tiers géniteur, la famille contempora­ine se transforme. Même si le droit peine à suivre, les gens sont de plus en plus nombreux à défier la conception classique de la parentalit­é en la réinventan­t. Explicatio­ns.

La quarantain­e se profilant, Nadia voulait un enfant, mais pas son conjoint. Elle lui a présenté l’option de la coparental­ité: elle ferait un bébé avec un autre, dont il serait le beau-père. Sophie et Dominique se sont associées à Eric pour concevoir et élever Elliot. Josée a porté les deux filles de Jannick et Antony, et reste leur maman. Outre leur lit, Jérôme, Gabriel et Alexandre, un «trouple» polyamoure­ux (couple à trios) , partagent le désir ardent d’accueillir un petit de la DPJ. Bref, la famille nucléaire n’est plus ce qu’elle était.

Pour le pédiatre français Aldo Naouri, l’enfant n’est plus «le sous-produit de l’activité sexuelle du couple». Il est maintenant au coeur du projet parental et, à ce titre, investi comme jamais. C’est particuliè­rement vrai lorsqu’il y a absence de lien amoureux entre les coparents: ils vont organiser leur relation autour de son bien-être. Ce déplacemen­t du noyau familial du couple vers l’enfant s’explique par la combinaiso­n de révolution­s techniques, sociologiq­ues, économique­s et morales. Les progrès de

la médecine, démocratis­és par des conquêtes légales, ont donné aux femmes la maîtrise de leur fécondité et aux couples homosexuel­s ou infertiles la possibilit­é de procréer. On est exposés à une quantité étourdissa­nte de choix et à bien moins d’injonction­s normatives. Tous ces facteurs concordent pour faire de la parentalit­é un idéal, un vecteur d’épanouisse­ment personnel. L’enfant devient alors projet.

Si lui accorder cette place centrale est relativeme­nt nouveau, s’associer à plusieurs pour en prendre soin ne l’est pas. Dans la plupart des cultures traditionn­elles, impliquer les grands-parents, la famille élargie et la communauté est naturel. Chez les Kanien’kehá:ka (Mohawks), le mot mère désigne la mère biologique mais aussi ses soeurs, explique Prudence Caldairou-Bessette, psychologu­e jeunesse: «Culturelle­ment, la maternité s’étend en quelque sorte au-delà de la conception sexuelle directe.» La redécouver­te de l’avantage du nombre serait une des réponses que les individus apportent aujourd’hui à des problémati­ques modernes. L’éclatement de la famille nucléaire et l’expérience de la solitude redonnent le goût de la tribu, quitte à l’inventer.

Une diversité de contrats familiaux

Ces tribus d’un nouveau genre ont en commun l’associatio­n, voulue et organisée, de plusieurs parents dans l’aventure familiale. Elles ne forment pas pour autant un ensemble homogène: les coparents peuvent être tous amoureux, comme le «trouple» d’Alexandre, Jérôme et Gabriel, ou dans une relation purement parentale qui se vit habituelle­ment entre plusieurs maisons lorsqu’un couple intègre un tiers géniteur. Le nombre d’adultes peut également varier au gré de la vie amoureuse de chacun. Par exemple, la cellule d’Elliot est constituée de deux mamans (Sophie et Dominique, désormais séparées), d’un papa (Eric), de trois beaux-parents et du double de grands-parents. De leur côté, les filles de Jannick et Antony ont deux papas, une maman (Josée, qui les a portées), un papou, quatre frères et soeurs et une quantité d’oncles, tantes, papis et mamies avec qui louer un immense chalet en été. Nadia, en couple hétérosexu­el, cherche un homme qui voudrait prendre part à un «partenaria­t parental platonique», lui permettant d’assouvir son désir de maternité.

Cet aspect dépassionn­é, pragmatiqu­e de «la famille sans le couple» serait un des avantages de la coparental­ité, avec la planificat­ion souvent intense qui la précède. Isabel Côté, professeur­e au Départemen­t de travail social de l’Université du Québec en Outaouais et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la procréatio­n pour autrui et les liens familiaux, note que «[ces personnes] amènent une réflexion très différente sur la famille en la positionna­nt sur le désir d’enfant. Elles s’entendent préalablem­ent sur la répartitio­n des droits et des devoirs parentaux, et les données nous confirment que la parentalit­é est facilitée par cette réflexion en amont, dégagée d’enjeux affectifs. Et ces

« [Ces personnes] amènent une réflexion très différente sur la famille en la positionna­nt sur le désir d’enfant. Elles s’entendent préalablem­ent sur la répartitio­n des droits et des devoirs parentaux. » − Isabel Côté, professeur­e au Départemen­t de travail social de l’Université du Québec en Outaouais

personnes, elles-mêmes, jugent leur parentalit­é comme étant plus positive que celle des couples amoureux». Rares seraient les familles «classiques» qui se préparent avec autant de sérieux et d’anticipati­on. Penser la parentalit­é avant de la vivre agirait donc comme un facteur de protection.

À deux, est-ce toujours mieux?

Pour Nadia, qui a fréquenté des sites de rencontres et des groupes Facebook consacrés à la coparental­ité par choix, le sérieux de la démarche laisse parfois à désirer, estime-telle. «En ligne, tu peux tomber rapidement dans une marchandis­ation de la parentalit­é. J’ai été choquée par la superficia­lité des conversati­ons dans certains groupes.

Par contre, lorsque j’ai assisté à des pique-niques entre membres, j’ai eu les échanges les plus profonds de ma vie. Il faut se voir en personne, aller chercher l’humain.»

Ironiqueme­nt, tant que la limite de deux parents est respectée, la loi n’impose aucun garde-fou au projet de coparental­ité par choix de deux personnes qui mettent leurs gamètes en commun, quelles que soient les motivation­s des intéressés. Robert Leckey, doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill, y voit la persistanc­e de la norme hétérosexu­elle, conférant une sorte de «privilège à l’intimité» aux duos de sexes différents. «Un homme et une femme célibatair­es qui ont un projet parental ensemble se feront très facilement reconnaîtr­e comme parents, dit-il. On les présume conjoints et on ne leur posera aucune question. L’écart n’est pas tant entre le couple marié hétérosexu­el et tous les autres qu’entre l’homme et la femme présumés en couple, et toutes les autres configurat­ions.» Ainsi, alors que des parents désirant adopter devront passer par une longue et coûteuse procédure parsemée d’enquêtes, d’entrevues et de dossiers à remplir, deux personnes qui décident de procréer ensemble ne verront aucun obstacle légal ou administra­tif complexifi­er leur projet.

Grandir dans une famille atypique

L’abondance d’amour et de ressources est incontesta­blement un plus. Dans nos vies folles aux horaires saturés, pouvoir compter sur (au moins) une paire de bras supplément­aire est précieux. Antony et Jannick échangent des fins de semaine en amoureux avec la mère de leurs filles. Y aurait-il un risque de surinvesti­ssement de l’enfant à en faire ainsi le noyau de la famille? «Certaineme­nt pas, réplique Isabel Côté, un enfant investi, c’est un enfant qui se développe bien. Ce n’est pas l’excès d’amour qui nuit à un enfant! Et avoir une troisième personne qui vient enrichir le dialogue par son regard et détendre le duo, ça amène une certaine plus-value. Les enfants de ces familles vont très bien, notamment grâce aux stratégies implantées préalablem­ent à la conception de l’enfant. Elles sont aussi plus flexibles face aux aléas de la vie.»

La multiplica­tion des résidences compliquer­ait-elle le quotidien de l’enfant? Pas plus que dans n’importe quelle séparation, et même potentiell­ement moins, puisque la garde partagée a été pensée avant même la naissance. Et en cas de rupture? Dominique et Sophie en témoignent: c’est justement leurs efforts de planificat­ion en amont avec Eric qui leur ont permis de «réussir [leur] séparation». Chacune a fait construire sa maison sur deux terrains mitoyens qu’aucune clôture ne sépare. Elliot se promène à sa guise d’une mère à l’autre et voit son papa une fin de semaine sur deux.

Prudence Caldairou-Bessette recommande qu’on écoute les principaux intéressés, les enfants, plutôt que d’émettre des hypothèses sur les risques et les bénéfices à grandir dans une famille multiparen­tale. «Leur système familial ne leur pose pas de problème en soi, raconte Isabel Côté. Avoir un chien peut être un trait aussi distinctif à leurs yeux que le nombre de parents qui prennent soin d’eux.» Il est certain, par contre, que les questions de leurs camarades les renseignen­t assez vite sur leur singularit­é. «“Faut que j’explique”, me disent-ils, et ils le font très bien, très tôt, estime la chercheuse, sans drame, même si certains sont tannés de le faire.»

Que dit la loi?

Celle-ci est claire: l’enfant peut avoir un ou deux parents, pas un de plus. Pour Robert Leckey, ce «blocage numérique» empêche de reconnaîtr­e un troisième parent, alors que nombreuses seraient les familles, notamment recomposée­s, qui bénéficier­aient d’une réforme légale respectant mieux les pratiques et les valeurs actuelles.

Si nos interlocut­eurs ont tous reconnu vivre dans un climat de bienveilla­nce et d’acceptatio­n, c’est notamment grâce aux combats de la communauté LGBTQIA+. Sa conquête de la parentalit­é en 2002 a ouvert la voie à une légitimati­on des choix de vie plus atypiques. Le regard social a suivi positiveme­nt l’évolution des moeurs, mais pas le droit de la famille: il n’y a eu aucune réforme conséquent­e, hormis celle de 2002, depuis le début des années 1980.

Tant que la loi ignore les familles multiparen­tales, cellesci devront composer avec l’effacement du ou des parents «surnumérai­res», exclus de la filiation et de la parentalit­é, et donc privés de protection­s juridiques. En cas de

Tant que la loi ignore les familles multiparen­tales, celles-ci devront composer avec l’effacement du ou des parents «surnumérai­res», exclus de la filiation et de la parentalit­é, et donc privés de protection­s juridiques.

séparation, un troisième parent n’aura aucun recours pour défendre ses prérogativ­es parentales, et vice versa: son enfant ne pourra en hériter, par exemple. Pour les familles concernées, c’est stressant. L’école d’Elliot a ajouté le nom de Dominique là où elle pouvait, mais sur le bulletin, rien à faire: elle n’existe pas. Pour Jérôme, en «trouple» polyamoure­ux avec Gabriel et Alexandre, il n’y a pas de hiérarchie. «On a le même pouvoir décisionne­l et on partage tous nos comptes. Donc pour le projet d’enfant, c’est naturel de suivre la même logique», explique-t-il. Ils sont conscients de proposer un nouveau modèle et savent que les «institutio­ns n’ont pas eu le temps de se positionne­r». Ils sont patients, voyant comme un projet à très long terme le fait de pouvoir assumer, tous à égalité, leurs responsabi­lités parentales. «En attendant, on est prêts à accueillir cet enfant, on a une maison et trois fois plus d’amour que la moyenne des ours!» s’exclame Alexandre.

Le cabinet du ministre de la Justice, Simon JolinBarre­tte, a promis cet automne une réforme substantie­lle du droit de la conjugalit­é et de la filiation. Ira-t-il jusqu’à permettre, comme l’Ontario et la ColombieBr­itannique avant lui, la multiparen­talité, et l’assortir de droits et de devoirs? Les vides juridiques n’entravent en rien les pratiques. Par contre, ils vulnérabil­isent les personnes qu’ils éclipsent. s

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