ELVIS À MONTRÉAL: LA SAGA D’UN RENDEZ-VOUS RATÉ
LE 16 AOÛT MARQUE LE 45e ANNIVERSAIRE DU DÉCÈS D’ELVIS PRESLEY. AU COURS DE SA CARRIÈRE, L’ICÔNE AURA DONNÉ SEULEMENT CINQ SPECTACLES À L’EXTÉRIEUR DES ÉTATS-UNIS, TOUS AU CANADA. L’ANNÉE 2022 COÏNCIDE AUSSI AVEC LES 65 ANS DES DEUX CONCERTS PRÉVUS LES 4 ET 5 AVRIL 1957 À L’AUDITORIUM DE VERDUN... QUI N’AURONT JAMAIS LIEU!
En 1956, avec il fait une première incursion dans le monde du cinéma. Distribué à l’échelle mondiale, le film lui permet d’élargir son bassin de fans de façon exponentielle, tandis que la chanson-titre devient l’un de ses classiques. L’artiste est au faîte de sa popularité lorsqu’il effectue, l’année suivante, sa première tournée canadienne, qui s’avérera aussi sa dernière...
Elvis amorce l’année 1957 sur les chapeaux de roue. Le 6 janvier, son passage au Ed Sullivan Show provoque une onde de choc à travers le continent. Adulé par les uns, honni par les autres, il ne laisse personne indifférent. En ce début d’année, on apprend qu’il effectuera, à compter du 28 mars à Chicago, une tournée nord-américaine. Le plus beau est qu’on annonce qu’il se produira les 4 et 5 avril à l’Auditorium de Verdun! Pour l’occasion, il sera accompagné de ses fidèles musiciens qui, au fil du temps, sont devenus des légendes à part entière: le guitariste Scotty Moore, le contrebassiste Bill Black, le batteur D.J. Fontana et l’ensemble vocal The Jordanaires.
LES GARDIENS DE LA MORALE
Si la promesse de sa venue parmi nous enthousiasme les jeunes, elle déplaît souverainement aux élus, au clergé, à l’élite tous azimuts et aux bien-pensants, qui ne voient en lui qu’un personnage subversif qui va à l’encontre des valeurs établies. Pour eux, ses déhanchements sont scandaleux, et ses chansons, vulgaires. Les gardiens de la vertu ont pour noms Maurice Duplessis, premier ministre du Québec, Jean Drapeau, maire de Montréal, et le cardinal PaulÉmile Léger, archevêque de la métropole. Avec eux, on ne badine pas avec les bonnes moeurs.
La moralité est aussi une préoccupation à Toronto, où Elvis se produira le 2 avril, et à Ottawa, le lendemain. Dans la capitale nationale, on s’inquiétait de l’influence néfaste de Presley sur les jeunes gens bien avant l’annonce de ses concerts. Dans un article qui paraissait le 18 juillet 1956 dans le magazine Variety, on pouvait lire, au sujet d’une jeunesse dont on s’inquiétait: «Le dernier incident implique cinq adolescents qui se sont présentés en cour après que la police ait fait irruption dans une fête où il y avait de la bière, et suite à laquelle le responsable du fanclub d’Elvis Presley à Ottawa a déjà plaidé coupable.» L’article mentionnait aussi que le maire d’Aylmer, Honorius Belesque, prônait de bannir la musique d’Elvis de l’espace public en raison de son caractère suggestif.
PHÉNOMÈNE SOCIAL
Les conformistes dénoncent la musique de Presley et les valeurs qu’elle sous-tend en même temps qu’il devient au Canada l’artiste le plus populaire de la deuxième portion des années 1950. L’engouement qu’il suscite dépasse les ventes de disques et devient un phénomène social et culturel. Tous veulent être Elvis! Dans son édition du 8 décembre 1956, le magazine américain spécialisé Billboard écrit: «Par exemple, les ventes de guitares dans les régions de Toronto et Montréal ont explosé, certains détaillants accusant des retards de livraison allant jusqu’à six semaines.» L’article attribue directement à Elvis cet emballement, précisant qu’il suscite le même intérêt tant au Canada français qu’au Canada anglais.
C’est cette énorme popularité qui amène le Colonel Parker, son gérant, à inscrire Toronto, Ottawa et Montréal à l’itinéraire de la prochaine tournée. Un journaliste du Toronto Telegram questionne alors Elvis sur son succès sans précédent de ce côté-ci de la frontière. Le jeune homme, qui n’a encore jamais posé le pied en dehors des États-Unis, commente: «J’ai énormément de fans chez vous. À elle seule, une jeune fille a recueilli 2000 signatures de fans qui voulaient que j’aille chanter à Toronto.» L’article fait aussi mention des 40 000 cartes de Noël qui lui ont été adressées depuis la Ville Reine. Devant cet engouement, il était évident que la tournée d’Elvis le conduirait jusqu’ici.
ÉMINENCE GRISE
Chez nous, les fans sont impatients d’assister aux spectacles que Presley donnera à l’Auditorium de Verdun les 4 et 5 avril 1957. Entretemps, stupeur! Leur juvénile enthousiasme fait place à une amère déception dès qu’ils apprennent l’annulation des représentations. En frontispice, The Gazette titre: «Verdun Bans Elvis Show». La municipalité serait-elle donc responsable de cette déconvenue?
L’article du quotidien nous apprend que c’est lors d’une assemblée du Conseil municipal qu’a été interdite la tenue du concert. On cite un échevin, qui justifie ainsi cette décision: «Nous n’avons pas suffisamment de policiers pour assurer la sécurité des gens et nous ne voulons pas que les émeutes qu’on a vues dans d’autres villes se produisent ici.» Voilà pour la version officielle, mais dans les faits, on attribue l’annulation des représentations à une conjoncture de facteurs. Parmi ceux-ci, l’imminence des élections municipales. En effet, c’est parce qu’ils craignaient des débordements qui auraient nui à la réputation de la ville que le maire et les élus auraient refusé au promoteur le permis qu’il devait obligatoirement détenir. Aussi, et surtout, les observateurs de l’époque s’entendent à dire que ce sont les pressions exercées par le clergé avec, comme chef de file, l’archevêque de Montréal, qui ont mené à cette décision. Bien qu’elle tienne la route et qu’elle soit plus que probable, cette hypothèse est pratiquement impossible à documenter. Difficile de démontrer l’intervention d’une éminence grise...
HYSTÉRIE COLLECTIVE
À Toronto, les deux représentations au Maple Leaf Gardens ont lieu comme prévu le 2 avril 1957, tout comme celles à l’Auditorium d’Ottawa le lendemain. Entre-temps, devant l’annulation des concerts à Montréal, quelque 1000 fans se rendent dans la capitale nationale pour voir Elvis. Cinq-cents d’entre eux se prévalent du Presley Special, un forfait du Canadien Pacifique qui comprend l’aller-retour en train la même journée et un billet pour le spectacle. En tout et partout, Elvis attire 4000 fans en aprèsmidi et 8500 en soirée.