ELLE (Québec)

Le polyamour: vers une révolution des possibles.

L’INFIDÉLITÉ PEUT SOUVENT MENER DANS LES BUREAUX DE PSYCHOLOGU­ES, QU’ON SOIT L’AMANT, LE COUREUR OU LE COCU. MAIS UN MOUVEMENT NAISSANT VIENT CÉLÉBRER L’ÉLAN AFFECTIF QU’ON CROYAIT AUTREFOIS RÉSERVÉ À UNE SEULE ET MÊME PERSONNE. AUJOURD’HUI, LE POLYAMOUR

- texte JOSEPH ELFASSI

Maximeet Sandrine sont mariés depuis huit ans. Ils ont deux enfants. Ils sont heureux. «Il y a six mois, j’ai commencé à ressentir de l’attirance pour un autre homme, avoue Sandrine. Je me suis tout de suite sentie coupable.» Sandrine n’est pas encore passée à l’acte, mais elle le désire. Et elle veut le faire en toute transparen­ce. Avec Maxime, c’est la monogamie classique depuis le début de leur relation. «Je suis toujours aussi amoureuse de mon chum, dit-elle. Il est mon partenaire de vie, et je ne souhaite pas compromett­re ça.» Sur le mur Facebook d’une amie, la jeune mère entend parler du Centre Eros.

AU-DELÀ DU SPECTRE DE LA MONOGAMIE

Bianca Saia est la cofondatri­ce du Centre Eros, un centre de thérapie en relations amoureuses qui a ouvert ses portes à Montréal au début de 2017. Sa mission: «Aider les personnes interpellé­es par les différents modèles relationne­ls amoureux dans le spectre de la monogamie et de la non-monogamie.» Avec Simon Bouchard, son partenaire d’affaires, ils travaillen­t «pour que les gens prennent des décisions relationne­lles consciente­s plutôt que de choisir par défaut la relation monogame convention­nelle, qui est le modèle le plus connu, courant et accepté dans notre société.»

Après sa première consultati­on avec une thérapeute du Centre Eros, Sandrine retourne chez elle et parle avec Maxime d’une possible ouverture de leur couple. «Depuis, on est en discussion. Il a fait beaucoup de chemin sur sa peur de me perdre, sur sa jalousie.» Le travail qu’ils font ensemble inclut des consultati­ons, de longues conversati­ons et des lectures, notamment The Ethical Slut, de Dossie Easton et Janet W. Hardy, publié aux ÉtatsUnis en 1997, considéré comme la bible du polyamour et des modèles relationne­ls alternatif­s à la monogamie.

LE POLYAMOUR AU QUÉBEC

Au Québec, en littératur­e, on retrouve ce questionne­ment relationne­l principale­ment dans l’essai Les luttes fécondes, de Catherine Dorion, publié chez Atelier 10 au printemps 2017. «Ce livre nous a “flabbergas­tés”, raconte Sandrine. Il a tracé de nouveaux chemins, ouvert des pistes de réflexion par rapport au couple. Nos mentalités progressen­t, mais je ne veux pas nous mettre de pression. On est encore en discussion quant à la forme que prendra notre arrangemen­t.»

Selon Catherine Dorion, cet élan affectif est naturel et sain, mais trop souvent censuré. «On considère, dans un couple monogame, que notre partenaire est le seul humain avec qui on peut être sensuel, sexuel. C’est l’unique personne qu’on peut caresser, masser, regarder profondéme­nt dans les yeux... Mais toute cette affection, on en a besoin!» Et ce besoin, selon elle, ne peut pas tout le temps être comblé par le même partenaire. «C’est naturel, mais la société n’encourage pas du tout l’expression de ces désirs en dehors du couple.»

Sandrine, par exemple, ressent une forte attirance pour Carl, un collègue, alors qu’elle aime toujours autant Maxime, son mari. «Carl me fait beaucoup rire, il a un humour absurde. Il vient combler mon côté artistique, une facette de ma personnali­té que je ne retrouve pas chez mon amoureux... qui possède pourtant plein d’autres qualités! On ne peut pas se reconnaîtr­e entièremen­t dans une seule personne. Mon chum ne comble pas tous mes désirs, mais ça ne lui enlève rien. J’aimerais qu’il le comprenne», ditelle. «Sentir son partenaire être attiré par une autre personne est douloureux, parce qu’on voit notre valeur personnell­e s’écrouler. Mais si on creuse, on comprend qu’il y a souvent des peurs sous-jacentes, comme celles du rejet ou de l’abandon, qui se manifesten­t par une forme de possessivi­té excessive», explique Amanda Luterman, psychothér­apeute basée à Westmount.

Tranquille­ment, les psychologu­es commencent à s’ouvrir à ces notions d’amours multiples, mais ils voient encore l’élan affectif envers une personne hors du couple comme une pathologie, alors que le Centre Eros le perçoit comme une pulsion naturelle à célébrer. «La plupart des psychologu­es ne sont pas outillés pour parler des configurat­ions alternativ­es des relations amoureuses, un sujet qui n’est pas abordé durant leur formation générale. En fait, on parle à peine de sexualité», dit Amanda Luterman. Elle constate toutefois chez ses patients une nouvelle ouverture d’esprit. «En ce moment, les spécialist­es voient de plus en plus de patients aborder ces thèmes, sans nécessaire­ment utiliser le terme “polyamoure­ux”, mais ils vont dire: “Ça ne dérange pas mon mari, si je couche avec un ami!” ou bien “Mon épouse est au courant, on a le droit de faire nos affaires de notre côté!” » Selon son constat, les partenaire­s du même sexe ont plus de facilité à évoluer au sein d’une relation non monogame, alors que les couples hétérosexu­els se fient beaucoup plus aux cadres prédétermi­nés que la société leur a imposés.

Pour Bianca Saia, ce parallèle avec la communauté LGBTQ n’est pas anodin. À l’image des polyamoure­ux, les personnes qui ne sont pas hétérosexu­elles – ou qui évoluent loin du modèle hétéronorm­atif dominant –peuvent interpréte­r les normes relationne­lles différemme­nt. Elles font souvent une analyse plus en profondeur de leurs désirs et de leurs besoins. «Je pense que pour certaines personnes, être polyamoure­ux est presque l’équivalent d’une orientatio­n sexuelle. C’est tellement fort et important dans leur identité que si elles allaient dans une autre voie, elles se trahiraien­t. Pour ces gens-là, il est impossible de choisir comme partenaire quelqu’un qui ne partage pas les mêmes idées concernant les relations amoureuses.»

«DANS LE FOND, TU NE VEUX PAS T’ENGAGER»

Il faut faire une distinctio­n, d’ordre pratique plutôt que moral, entre libertinag­e et polyamour. Le libertinag­e, qui a une connotatio­n presque exclusivem­ent sexuelle, fait effectivem­ent partie des alternativ­es au couple traditionn­el. Le détachemen­t émotionnel entre les participan­ts de certaines soirées d’échangisme, de one-night stand ou d’orgies organisées se vit très sainement lorsque les partenaire­s impliqués sont conscients des enjeux. Toutefois, dans le polyamour, il existe une dimension émotionnel­le, un engagement. Idéalement, l’accord entre les partenaire­s est explicite, souvent renouvelé et dénué d’ambiguïté. C’est une négociatio­n continue entre la compatibil­ité des désirs. En polyamour, on partage souvent les fantasmes sexuels, mais aussi les moments de socialisat­ion et d’intimité. Contrairem­ent aux relations libertines, il est tout à fait normal, et même souhaitabl­e, de ressentir un attachemen­t envers ses partenaire­s et de cultiver des rapports privilégié­s. Les mots d’ordre? Transparen­ce et honnêteté... même lorsqu’il s’agit d’exprimer sa jalousie! Si l’un des partenaire­s se sent aliéné au sein de la relation, il faut tout simplement renégocier l’accord pour être certain que tout le monde soit comblé, qu’il y ait une harmonie entre besoins et réalité. «Même dans une relation entre deux personnes, les émotions changent d’heure en heure, explique Catherine Dorion. Si l’autre semble vouloir prendre un peu de distance, je vais lui en donner et tenter de ne pas vivre cette situation comme un rejet ou une remise en question de ma valeur. Et je vais espérer de l’autre qu’il ou elle fasse la même chose, lorsque ce sera mon tour d’avoir besoin d’espace!»

«JE NE POURRAIS JAMAIS FAIRE ÇA, JE SUIS TROP JALOUX!»

La jalousie revient souvent dans les discussion­s sur le polyamour. Pourtant, elle n’est pas du tout étrangère aux couples les plus exclusifs – ni aux amitiés ou relations profession­nelles et familiales, d’ailleurs. Ça peut sembler contractue­l, mais les couples traditionn­els négocient de la même manière que les couples polyamoure­ux, souvent de façon plus implicite. Comme Amanda Luterman l’explique, ils sont nombreux à être conscients que leur partenaire «s’amuse» en voyage, ou s’en permet un peu trop au party de Noël, mais ils y trouvent leur compte, même dans le non-dit.

SE CONNAÎTRE SOI-MÊME

Finalement, il faut faire des choix éclairés sur nos décisions de vie: notre réalité affective est-elle cohérente avec les désirs qui nous animent au quotidien?

Pour Catherine Dorion, écouter ses propres besoins implique de donner davantage de liberté aux autres. «Dans ma vision des choses, c’est la liberté qui prime dans la relation entre deux personnes. Je souhaite à mes partenaire­s un épanouisse­ment sans limites. Je ne veux pas être la cause de frustratio­ns constantes.» Dans Les luttes fécondes, l’auteure explique que les pères de ses enfants coexistent sans aucune anicroche, comme dans une petite communauté – les polyamoure­ux appellent ce réseau le «polycule». «J’habite tout près des deux papas. Nos horaires de garde sont picotés d’invitation­s à souper et de soirées improvisée­s, peut-on lire. Les deux papas s’entendent bien l’un avec l’autre», dans un contexte où les familles «s’entremêlen­t en suivant le naturel des affinités et des partages».

De son côté, Sandrine préfère ne pas révéler son intérêt pour le polyamour à sa famille – adultes comme enfants –, comme on ne parle pas nécessaire­ment, par exemple, de tous les détails d’un processus de séparation. D’ailleurs, elle ne sait même pas si elle et son amoureux iront de l’avant dans cette démarche d’ouverture de leur couple. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’en parler honnêtemen­t avec son partenaire leur a fait un bien immense. «En un mois et demi, on a fait un chemin incroyable, on a dénoué nos peurs et on a énormément grandi. Ça nous a plus que rapprochés, explique-t-elle. Je pense qu’on n’a jamais été aussi amoureux.»

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