ELLE (Québec)

«Un autre monde»

- Julie Buchinger Rédactrice en chef julie.buchinger@tva.ca

Il y a quelques années, j’ai été membre du jury préliminai­re d’un prix littéraire qui récompense les meilleures nouvelles. Je devais évaluer plusieurs centaines d’oeuvres de fiction, soumises par le grand public, parmi lesquelles huit finalistes étaient ensuite évalués par le jury final. Curieuse de faire l’exercice, je me demandais: qu’est-ce qui peut occuper la pensée des gens? Qu’ont-ils envie de dire, et d’inventer?

Si la plupart des textes étaient plutôt bien écrits, la majorité d’entre eux demeuraien­t... très sages et pas du tout originaux. On demande à des auteurs en herbe de signer une oeuvre de fiction pour laquelle ils ont carte blanche. Ils peuvent envoyer une horde d’ornithoryn­ques coloniser un astre jusque-là inconnu, ils peuvent faire léviter la statue de la Liberté... que sais-je! Mais non, ils préfèrent souvent nous parler de leur mari infidèle ou du cancer en phase terminale de leur femme. Ce sont des sujets importants, certes, mais qui sont loin de repousser les limites de l’imaginatio­n.

J’ai grandi en lisant Les aventures de Tintin, en me délectant du Dracula de Bram Stoker, en rêvant à la grande fresque du Seigneur des anneaux... sans me douter qu’il est beaucoup plus difficile d’inventer quelque chose de toutes pièces (ou en partie) que d’écrire au sujet de notre propre expérience. Comment imaginer un monde qui n’est pas le nôtre? Comment créer un univers totalement différent de celui que nous connaisson­s?

C’est l’une des choses qui m’a frappée lorsque j’ai lu le reportage de Sabrina Myre sur le village d’Awra Amba, en Éthiopie (p. 51). En effet, cette petite communauté repose sur un modèle égalitaire, où les femmes et les hommes jouissent des mêmes privilèges. Il s’agit d’une réelle curiosité dans un pays qui fait, hélas, assez mauvaise figure en matière d’égalité des genres. Dans les années 1970, le fondateur d’Awra Amba, Zumra Nuru, a eu l’idée de créer cette communauté en observant la répartitio­n, inégale, des corvées entre ses parents. Et cet homme, fol utopiste qui n’a jamais lui-même su lire ni écrire, a inventé un village où tous les petits, garçons et filles, reçoivent la même éducation, où l’on ne pratique pas l’excision sur les fillettes, et où les hommes savent, eux aussi, tisser le coton.

Ç’a de quoi faire rêver. Car s’il est difficile d’inventer une histoire pour un concours littéraire, imaginez l’ouverture d’esprit que requiert la constructi­on d’un tel projet de société, à des années-lumière de celle dans laquelle on a grandi.

Nul doute que si Zumra Nuru, qui vit toujours, devait participer à un concours de nouvelles, il remportera­it les honneurs haut la main.

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