« Made in China »: le nouveau luxe.
Idée inconcevable il y a encore quelques années, la production chinoise pourrait-elle bientôt rivaliser de qualité avec l’artisanat français ou italien? On fait le point.
La prochaine fois que vous vous rendrez à Manhattan, faites un tour du côté de Chinatown. À toute heure du jour, Canal Street est en ébullition, prise d’assaut par une foule de touristes et de locaux qui se presse sur ses trottoirs. Si d’aventure vous réussissez à vous frayer un chemin, il suffit de fouler le bitume entre Mott Street et Broadway pour croiser le sac Gucci dernier cri ou le t-shirt Supreme, pourtant en rupture de stock dans la boutique de la marque, à quelques coins de rues de là. Dans ce Triangle d’or de la contrefaçon, les vendeurs à la sauvette et les échoppes bon marché attirent une faune en quête de nouveautés tendance à bas prix, et qu’importe qu’elles soient signées Fendy, Channel ou Luis Vuitton. L’important est ailleurs, dans le paraître-à-porter. On se rappelle l’épisode de Sex and the City, lorsque les quatre amies se rendent à Los Angeles. Samantha arbore l’iconique Baguette, de Fendi, le tout premier sac à avoir été propulsé au rang de it-bag. Et Carrie d’observer: «On n’aurait jamais pu dire que c’était un faux à moins de regarder la doublure.» Si on avait pu jeter un coup d’oeil à l’étiquette, on parie qu’on y aurait trouvé l’inscription «Fabriqué en Chine»... Entre les copies à la chaîne, la piètre qualité des vêtements, les conditions de travail déplorables et les révélations d’enfants-ouvriers alignés dans des usines surpeuplées, le label souffre de fait de sa mauvaise réputation, même si, aujourd’hui, la qualité et le savoir-faire sont au rendez-vous. Par conséquent, la seconde puissance mondiale tente de redorer le blason de son industrie manufacturière, notamment grâce à un plan gouvernemental d’envergure, «Made in China 2025», qui vise à faire de la production locale un gage d’excellence sur la scène internationale. Zoom sur une vague de changement venue d’Orient!
UNE CLIENTÈLE AVERTIE En 2009, la maison parisienne Hermès inaugure Shang Xia, une enseigne spécialement conçue pour le marché chinois. Situé dans la concession française, un quartier huppé de Shanghai, ce temple du raffinement dédié au savoir-faire local offre, entre autres, des vêtements et des accessoires de luxe 100 % faits en Chine. Dans les rayons épurés, des pulls en cachemire précieux et des sacs en cuir tendance interpellent les clientes aisées, témoins du génie visionnaire de la créatrice Jiang Qiong Er, directrice générale de la marque. Embrassant une élégance intemporelle teintée de modernité, cette femme menue, à la coupe au carré de rigueur, incarne à merveille l’esprit de Shang Xia, qui puise son inspiration dans la culture et l’histoire de la Chine, tout en nourrissant une esthétique contemporaine. «Dans les années 1980 et 1990, notre pays était considéré comme étant l’usine du monde, explique Rita Luo, responsable des relations publiques de la griffe. Depuis 10 ans pourtant, les choses évoluent. Lorsqu’on a ouvert une seconde boutique Shang Xia, cette fois-ci à Paris, les Occidentaux étaient sidérés de voir une nouvelle facette de notre nation!» Il faut dire que le boom économique, amorcé en 1979, a donné naissance à une nouvelle classe de consommateurs exigeants, dont les griffes internationales et locales s’arrachent désormais les faveurs... «De plus en plus de Chinois voyagent à travers le monde et ont une connaissance approfondie des produits haut de gamme, précise Pascal Armoudom, associé chez A.T. Kearney, un cabinet de conseil international en stratégie, et spécialisé dans le luxe et le commerce de détail. Un pouvoir d’achat accru, associé à un plus haut niveau de sophistication, contribue incontestablement à promouvoir l’étiquette “Fabriqué en Chine”!» UNE NOUVELLE IMAGE Si les stéréotypes subsistent, il semblerait qu’ils viennent surtout, et avant tout, du côté des consommateurs. «Les acheteurs internationaux, eux, ne semblent pas avoir cette mauvaise impression, assure le designer Liushu Lei, moitié du duo créatif derrière la griffe shanghaïenne Shushu/Tong. En se rendant dans notre showroom, ils jugent de la qualité de nos vêtements directement sur place.» Pour l’automne, la marque habille ses mannequins de tenues androgynes un brin collégiales, rehaussées de volants extravagants, d’imprimés Vichy et de carreaux prince-de-Galles. Son esthétique pointue séduit déjà les grands détaillants de mode, comme Farfetch ou le site montréalais SSENSE, qui vendent ses collections pour quelques centaines de dollars. Alors qu’autrefois le «Fabriqué en Chine» assurait des vêtements à bas prix, ce n’est plus toujours le cas aujourd’hui, même si les coûts sont évidemment moindres que dans les ateliers occidentaux et que bons nombres d’usines continuent d’exploiter leur main-d’oeuvre. La raison? Les salaires et le coût de la vie ont augmenté, forçant certaines entreprises à délocaliser leurs manufactures à bas coûts au Bangladesh, en Inde ou en Indonésie. D’autres, au contraire, parient sur le talent de leurs employés – qui connaissent leur métier sur le bout des doigts à force de coudre des vêtements à la chaîne – en suivant le plan gouvernemental «Made in China 2025». Celui-ci promeut, entre autres, une amélioration des conditions de travail et mise sur l’innovation et l’attrait écologique avec un projet de 1000 usines et de 100 zones industrielles vertes, séduisant au passage des marques écoresponsables d’Europe ou d’Amérique du Nord, comme Everlane.
UN SAVOIR-FAIRE ANCESTRAL Quatre mai 2015. Les célébrités affluent sur le tapis rouge du gala du MET, organisé chaque année à New York par le magazine Vogue US afin de célébrer en beauté le lancement de la nouvelle exposition du Metropolitan Museum of Art. Le thème de cette édition? La Chine: de l’autre côté du miroir. Malgré la présence flamboyante de Beyoncé et de Lady Gaga, le monde n’a d’yeux que pour Rihanna. La chanteuse s’est drapée dans un manteau jaune impérial bordé de fourrure soyeuse et affublé d’une traîne de 16 pieds. La création – hallucinante – a nécessité deux ans de travail et 50 000 heures de broderie à la main! Derrière ce retentissement médiatique? La designer chinoise Guo Pei, jusqu’ici inconnue en Occident et qui s’est retrouvée propulsée sur la scène internationale du jour au lendemain. Depuis, elle est devenue l’un des rares membres invités de la Chambre Syndicale de la Haute Couture et présente ses conceptions à Paris deux fois l’an. Une consécration internationale sur le tard pour celle qui a déjà plus de 30 ans de carrière sous l’aile et qui emploie près de 500 artisans dans ses deux ateliers de Pékin... Reste que la reconnaissance arrive enfin pour célébrer le savoir-faire ancestral du pays asiatique, qui a bien failli se perdre lors de la Révolution culturelle mise en place par le Parti communiste de Mao Zedong. Dans les années 1960 et 1970, l’événement sanglant réprima en effet toute forme d’habillement bourgeois et d’artisanat ancien. «Nous allons éventuellement récupérer nos métiers d’art au même titre que la France ou l’Italie, déclare Leaf Greener, influenceuse, styliste et rédactrice de mode, qui a longtemps travaillé à ELLE Chine. Avant, chaque ville était dotée de ses propres techniques de broderie et, heureusement, certaines tribus utilisent encore des méthodes traditionnelles, notamment en ce qui a trait aux teintures naturelles des tissus.» L’héritage artisanal, qui a fait pendant des siècles la renommée de l’empire d’Orient, continue de fasciner. À tel point que, pour Ling Jiang, professeure de marketing à l’École supérieure de mode de l’ESG UQAM, celui-ci permettra de chasser les perceptions négatives rattachées à l’étiquette «Fabriqué en Chine». «Le pays a une longue histoire artistique et en misant sur ce patrimoine unique, ses manufactures en deviendront les gardiennes, garantissant ainsi la qualité de son label», précise-t-elle.
UNE FIERTÉ NATIONALE En Chine, même les clients fortunés n’hésitent plus à embrasser les marques locales, alors qu’il y a peu, les griffes internationales, comme Gucci ou Cartier, régnaient en maîtres. Certains y voient là le fruit de la campagne anticorruption du président Xi Jinping, menée d’une main de fer depuis 2013. «On estime que 25 % des achats de luxe étaient attribuables aux pots-de-vin, affirme Ling Jiang. De nombreux fonctionnaires évitent désormais d’attirer l’attention sur leur tenue au risque de se faire inculper... Et puis, le public est aussi plus sensible à l’étalage de richesse: porter des logos de la tête aux pieds est devenu vulgaire! » Le plan d’austérité a certes joué un rôle, mais pour comprendre la popularité des enseignes chinoises, encore faut-il, surtout, saisir toute l’ampleur du sentiment de fierté nationale qui anime le peuple chinois! «La plupart d’entre nous sont très patriotiques et nous avons désormais plus d’assurance et d’argent pour soutenir nos marques, s’exclame Leaf Greener, qui n’hésite pas à les promouvoir sur son compte Instagram, suivi par plus de 283 000 abonnés. Et puis, nos designers ont une meilleure compréhension de notre culture, de notre teint de peau et de notre silhouette...» D’ailleurs, certaines écoles de mode internationales ouvrent désormais un campus à Shanghai pour attirer la relève créative du pays. C’est notamment le cas de l’Istituto Marangoni, une université prestigieuse de Milan qui a vu passer dans ses rangs Domenico Dolce (de Dolce & Gabbana) et Franco Moschino. Shanghai, nouvelle capitale de la mode? La ville, qui a sa propre Fashion Week, a déjà séduit des marques telles que Chanel ou Victoria’s Secret, venues présenter leur collection. Et même si la plupart des créateurs locaux, comme Uma Wang, préfèrent encore défiler à New York ou Paris, fiefs des acheteurs internationaux, la Semaine de mode chinoise fait de plus en plus d’adeptes. UNE PERCEPTION BIAISÉE Il y a peu, les baskets cultes Triple S de Balenciaga étaient faites en Italie. Le modèle tendance est désormais fabriqué en Chine et l’affiche sans complexe. Un ovni dans l’univers de la mode? Loin de là! «Tôt ou tard, ce sera le cas pour tout le monde parce que [la manufacture chinoise] est de bonne qualité», martelait déjà Miuccia Prada en 2011, en réponse au Wall Street Journal qui venait alors de divulguer que Prada produisait 20 % de ses collections dans le pays asiatique. Mais les préjugés sont tels que certaines marques de luxe préfèrent encore peaufiner en Italie ou en France la confection de leurs collections, fabriquées en grande partie dans des usines secrètes en Chine, en Roumanie ou en Turquie, afin d’y apposer ce précieux label d’origine, sceau d’excellence. Ces mêmes griffes se targuent du savoir-faire de leurs artisans pour justifier le prix exorbitant de leurs vêtements et accessoires. On pourrait crier à l’hypocrisie, mais ce serait occulter nos propres préjugés, qui continuent de subsister dans un monde pourtant globalisé. Après tout, qu’est-ce qui différencie un artisan toscan d’un ouvrier chinois, si le savoir-faire et la qualité sont au rendez-vous? Les révélations d’un article du New Yorker, en avril dernier, ont apporté de l’eau au moulin. À sa sortie, le reportage «Les travailleurs chinois qui assemblent des sacs de designers en Toscane», signé par le journaliste D. T. Max, a fait du bruit en révélant une facette cachée de l’artisanat italien. Dans les années 1990, une vague d’immigrants venus de Wenzhou, non loin de Shanghai, est arrivée à Prato, une ville toscane réputée pour sa production de textile. Depuis, bon nombre de ses ateliers sont exploités par des Chinois, certains produisant à moindres coûts pour des marques réputées (et signant au passage un accord de confidentialité); d’autres, clandestins, sont tenus par la mafia. On comprend alors que l’étiquette «Fabriqué en Italie» ne veut plus dire grand-chose... pas plus que celle estampillée «Fabriqué en Chine»! En bout de ligne, n’est-ce pas plutôt le respect et le talent des travailleurs, de même que la qualité et
l’authenticité des vêtements et accessoires, qui comptent?
chinoise manufacture «La est de bonne qualité!»
- MIUCCIA PRADA