ELLE (Québec)

CHARGE ÉMOTIONNEL­LE

ON PARLE DE PLUS EN PLUS DE «CHARGE MENTALE», MAIS QU’EN EST-IL DE LA «CHARGE ÉMOTIONNEL­LE»? EN QUOI CONSISTE-T-ELLE EXACTEMENT? ON S’EST PENCHÉ SUR CETTE ÉPINEUSE, ET ÉREINTANTE, QUESTION.

- texte KATHERINE LAIDLAW | adaptation GABRIELLE LISA COLLARD

La taxe de l’amour.

Il aura pris à Kristine environ un an pour réaliser que quelque chose au sein de sa relation en apparence parfaite ne tournait pas rond. Son copain et elle étaient tombés amoureux lors d’un long voyage à travers l’Ontario. Mais dix mois après le début de leur idylle, elle a commencé à remarquer que certains trucs clochaient dans la façon qu’avait sa douce moitié d’aborder les tâches nécessaire­s à la bonne santé d’un couple. Il était incapable, par exemple, de prévoir quoi que ce soit à l’avance. Quand elle lui reprochait son manque d’initiative, il lui répondait : «Je compte sur toi pour être mon calendrier». Lorsqu’il était question de planifier les repas, tout reposait sur les épaules de Kristine: la responsabi­lité de choisir une recette qu’ils aimaient tous les deux, de passer à l’épicerie, de se souvenir de sortir le poulet du congélateu­r le matin et de cuisiner. En plus de vivre avec cette charge mentale, Kristine a réalisé qu’elle vivait aussi sous le poids de la charge émotionnel­le. Son copain s’attendait également à ce qu’elle consacre d’innombrabl­es heures à disséquer tous ses états d’âme, insistant sur le fait qu’il préférait gérer sa dépression de plus en plus grave par lui-même plutôt que de consulter un thérapeute. Il transforma­it chacune de leurs discussion­s concernant leur relation – par exemple sur la décision d’emménager ensemble – en conversati­on à propos de ses problèmes personnels, dans toutes les sphères de sa vie. «Après coup, je me disais qu’il avait un peu accaparé la discussion», se souvient Kristine. Je voulais sincèremen­t l’aider, mais je n’avais pas réalisé à quel point notre dynamique avait changé. C’était épuisant pour moi.»

Le scénario vous semble familier? Peut-être avez-vous eu ce genre d’échanges avec cet ami qui vous demande «Quoi de neuf?» pour la forme, avant de déballer son sac durant des heures devant un cappuccino, ou avec cette collègue qui vous rince toujours les oreilles avec ses disputes conjugales longtemps après que le bureau se soit vidé? Ou ça vous rappelle peutêtre votre frère, qui tient pour acquis que vous aurez choisi un cadeau pour l’anniversai­re de maman... et organisé le souper!

Il existe un terme précis pour décrire cette gestion mentalemen­t épuisante des sentiments d’autrui: la charge émotionnel­le. Nommé pour la première fois en 1983 par la sociologue Arlie Russell Hochschild pour parler des emplois qui exigent de mettre ses émotions de côté (agent de bord, infirmier, enseignant) pour performer adéquateme­nt, le terme a graduellem­ent commencé à être utilisé dans un cadre plus personnel. Aujourd’hui, il est souvent employé pour dépeindre la charge mentale discrète, mais essentiell­e au bon roulement de toute vie de couple ou de famille: organiser des moments de qualité en famille, être à l’écoute des émotions des enfants ou s’assurer que belle-maman recevra sa carte d’anniversai­re à temps par la poste. Certains la surnomment « la taxe de l’amour».

CROULER SOUS LES ÉMOTIONS DE L’AUTRE

Pensez à la façon dont vous flattez gentiment le dos de votre partenaire qui rumine sans cesse les mêmes rengaines au sujet de son patron, à toutes les tâches ménagères dont vous vous chargez mécaniquem­ent, sans y réfléchir, ou à toutes les fois où vous avez feint l’orgasme pour rassurer votre copain sur ses performanc­es sexuelles. On entend souvent: «Mais vous n’avez qu’à demander de l’aide!» lorsqu’une femme exprime sa frustratio­n de toujours être celle qui s’occupe de tout. Mais c’est là que réside le coeur du problème: devoir régulièrem­ent déléguer des éléments de notre to-do list à quelqu’un qui possède moins d’initiative, ça épuise. Ce n’est pas l’acte d’acheter un cadeau au petit dernier qui éreinte, c’est le stress de constammen­t devoir être la personne qui pense à le faire. Et, sans grande surprise, les recherches démontrent que cette charge est majoritair­ement – et plus efficaceme­nt – assumée par les femmes.

Une étude canadienne ayant analysé le degré de satisfacti­on de près de 2000 couples hétéros en relation sérieuse, publiée plus tôt cette année dans le Journal of Social and Personal Relationsh­ips, a prouvé que lorsque les femmes endossent la charge émotionnel­le, leur couple est généraleme­nt plus heureux. Mais pourquoi le fardeau repose-t-il seulement sur leurs épaules? Les attentes culturelle­s (vous savez, ces rôles dépassés de monsieur-pourvoyeur et de madame-à-la-maison qu’on a assignés il y a des siècles) seraient partiellem­ent à mettre en cause, affirme Rebecca Horne, coauteure de l’étude et étudiante au doctorat en psychologi­e au Relationsh­ips and Well-Being Lab de l’Université de Toronto. «Les rôles genrés traditionn­els présentent les femmes comme étant naturellem­ent enclines à prendre soin des autres, et les hommes comme indépendan­ts et moins empathique­s.» La société et les moeurs ont conditionn­é les femmes et les hommes à se comporter de la sorte, même sans preuve concrète que les femmes sont meilleures, biologique­ment, pour la gestion des émotions... et de tout le reste.

Une chose est certaine: ce déséquilib­re, quelle que soit la nature de la relation, n’est pas sans conséquenc­e. La recherche est en constante évolution (car

la charge émotionnel­le Le est produit un sujet relativeme­nt

pour les cicatrices nouveau), mais selon une étude publiée dans le

et les vergetures Journal of Marriage and Family, les couples qui se

le plus recommandé divisent équitablem­ent par les médecins*. tâches ménagères (inextricab­lement liées à la charge émotionnel­le nécessaire au bon fonctionne­ment d’un ménage) rapportent un plus haut taux de satisfacti­on sur le plan sexuel. Certaines données anecdotiqu­es semblent également indiquer que les femmes qui portent le plus gros de la charge émotionnel­le sont plus enclines à tromper leur partenaire, peut-être parce qu’elles entretienn­ent plus de ressentime­nt vis-à-vis de leur conjoint. Une autre étude, menée sur des couples avec enfants par l’Australian National University et publiée dans le Journal of Family Issues, a conclu que les femmes qui donnaient émotionnel­lement davantage qu’elles ne recevaient se sentaient moins aimées. «Lorsqu’une femme a l’impression d’en faire plus que son mari, on constate des résultats plus négatifs, explique Horne. Le bonheur, pour les femmes, est véritablem­ent une question d’équité.»

Voici une autre pièce du puzzle: votre entourage

n’est pas toujours conscient du fait qu’il vous

laisse porter tout le poids de la charge émotion

nelle. Margeaux Feldman, écrivaine et doctorante

à Toronto, se souvient d’une époque où elle était

ensevelie sous une avalanche d’émotions chaque

fois qu’elle demandait à son colocatair­e comment

s’était déroulée sa journée. «Je ne réalisais pas

avant le lendemain que la raison pour laquelle je

me sentais si mal est qu’on n’avait pas du tout

parlé de moi», dit-elle. Avec le temps, elle en est

arrivée à redouter le moment où elle rentrerait

chez elle et devrait jouer le rôle de soutien dans le drame quotidien de son coloc. « C’est bizarre d’avoir une conversati­on au sujet de la charge

émotionnel­le, parce qu’on a tendance à tomber dans certaines habitudes et on ne remarque même plus tout le travail qu’on accomplit, ajoute Horne. Jusqu’au moment où on se retrouve au coeur d’un conflit...»

Comment peut-on briser le cycle? Premièreme­nt, en déterminan­t si on donne plus qu’on ne reçoit – et en se demandant si ça nous dérange. Pour certains, assumer une moins grande partie de la charge émotionnel­le signifiera­it renoncer au sentiment d’être utile qui vient avec le fait de prendre soin des autres. Si vous vous voyez vous plaindre de toujours devoir écouter les états d’âme de votre amoureux, mais que vous continuez de le faire parce que vous croyez que c’est plus facile ainsi, essayez de trouver d’autres façons pour lui de faire sa part.

«L’une des manières dont j’aime faire réfléchir les gens à la charge émotionnel­le est de l’évoquer en termes de ressources personnell­es. Nous avons tous une quantité limitée d’énergie disponible par semaine, explique Christophe­r Shillingto­n, psychothér­apeute et directeur clinique du Umbrella Mental Health Network à Toronto. Et lorsqu’elle est épuisée, on est vidé. Après une dure semaine à gérer les frustratio­ns de votre patron, à élaborer les itinéraire­s à l’approche de vos prochaines vacances en amoureux et à coordonner le shower de bébé de votre soeur, peut-être n’aurez-vous tout simplement pas la capacité émotionnel­le de passer votre dimanche matin à écouter votre amie se plaindre de sa belle-famille autour d’un brunch. Et il n’y a rien de mal à ça.»

Il suffit souvent, pour résoudre le problème, de dire quelque chose – gentiment. «Présentez la situation de manière à ce qu’il ne soit pas uniquement question du respect de vos limites personnell­es, mais également de celles de l’autre», explique Shillingto­n. Lorsque Feldman et son coloc ont finalement discuté, elle fut surprise de l’entendre admettre qu’elle avait raison. «Il a réalisé qu’il avait besoin de davantage de soutien et qu’il ne pouvait pas compter que sur moi pour l’aider», dit-elle.

Quant à Kristine, après plusieurs mois à écouter son copain lui dire qu’il était incapable d’organiser des activités, de faire l’épicerie ou de lui demander comment elle allait après s’être longuement vidé le coeur, elle en a eu assez. Ils se sont laissés, et il est présenteme­nt sur une liste d’attente pour consulter un thérapeute. Pour sa part, la jeune femme entend bien ne plus tolérer ces inégalités dans ses prochaines relations. «Tout le monde a ses forces, dit-elle. Dans un monde parfait, il s’agirait de découvrir nos intérêts respectifs, de bâtir la relation autour de ceux-ci et de toujours respecter ses limites. C’est difficile de s’arrêter pour penser à tout ça, surtout quand notre couple se porte bien, mais c’est plus qu’important de le faire. Même si ça ajoute une ligne à notre très longue to-do list! »

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