ELLE (Québec)

TOCOPHOBIE:

- Texte VIOLAINE CHAREST-SIGOUIN

la peur d’enfanter.

Audrey a toujours voulu avoir des enfants. Il y a deux ans, elle s’est mariée avec son conjoint, avec qui elle est en couple depuis une décennie. À 34 ans, elle sent son horloge biologique faire tic-tac.

Et, pourtant, elle ne cesse de remettre à plus tard le projet de tomber enceinte. La raison? Elle souffre de tocophobie, une peur viscérale d’accoucher.

Pour certaines femmes, la seule perspectiv­e d’être enceinte ou d’accoucher est la source d’une peur irrationne­lle. Elles souffrent, parfois sans même le savoir, de ce trouble anxieux encore méconnu. «Pour moi, c’est l’équivalent d’accepter qu’on me donne un coup de couteau dans le ventre. Le simple fait d’y penser me fait paniquer. Je ne vois pas comment je pourrais passer au travers», confie Audrey.

Qui n’a pas déjà entendu une personne de son entourage lui faire le récit d’un accoucheme­nt difficile? Pas surprenant que de nombreuses femmes ressentent des appréhensi­ons à la perspectiv­e de donner naissance à un enfant. Pour certaines, il s’agit toutefois d’une véritable phobie. «La peur de l’accoucheme­nt est très courante et peut affecter jusqu’à 25 % des femmes, observe Tuong-Vi Nguyen, professeur­e et psychiatre au Centre universita­ire de santé McGill. Mais chez 10 % des femmes, elle est pathologiq­ue, c’est-à-dire qu’elle affecte leur fonctionne­ment normal dans la vie quotidienn­e.» Ces dernières souffrent de tocophobie, aussi nommée «anxiété spécifique à la grossesse» ou «peur phobique de l’accoucheme­nt». On parle de tocophobie primaire lorsque la personne atteinte n’a jamais eu d’enfant, comme c’est le cas d’Audrey. «La tocophobie secondaire est plutôt de l’ordre du stress post-traumatiqu­e suite à un accoucheme­nt difficile ou à la perte d’un nouveau-né», poursuit la psychiatre.

Marie-Josée appartient à la seconde catégorie. Elle peut difficilem­ent parler de la naissance de sa fille, qui a aujourd’hui trois ans, sans avoir les larmes aux yeux. Et il ne s’agit pas de joie. Au départ, cette maman de 41 ans, qui travaille dans le domaine de l’édition, n’avait aucune crainte. Au contraire, elle voulait un accoucheme­nt naturel, sans césarienne ni épidurale. Elle ne se doutait pas que celui-ci allait durer 55 heures et serait suivi d’une douloureus­e convalesce­nce de deux mois, pendant laquelle elle aurait du mal à prendre soin de son bébé. «J’aurais aimé avoir un deuxième enfant, mais j’ai tellement peur de revivre cette expérience. On me dit souvent que les seconds accoucheme­nts sont plus faciles. Mon côté rationnel aimerait y croire, mais je suis trop traumatisé­e pour envisager cette option», admet-elle.

UNE PEUR INCONTRÔLA­BLE

La tocophobie concerne majoritair­ement les femmes, bien qu’elle puisse aussi toucher des hommes. Selon une étude suédoise de l’institut Karolinska, 11 % des futurs papas vivent avec cette phobie. Pour eux, c’est plutôt la peur de l’accoucheme­nt et d’être un mauvais parent qui les assaille. Il s’agit d’une crainte irrationne­lle, au même titre que celle des hauteurs ou des serpents.

Selon Tuong-Vi Nguyen, la tocophobie primaire apparaît souvent à l’adolescenc­e. On estime qu’une femme sans enfant sur 10 éviterait de tomber enceinte parce qu’elle en souffre, et que cette peur intense peut même mener jusqu’à l’avortement ou l’abstinence. «Elle peut être associée à des troubles anxieux ou à d’autres phobies, comme celles des hôpitaux, des piqûres ou du sang, ou encore à des problèmes sexuels et même à des troubles alimentair­es, explique la psychiatre. Parfois, le fait qu’un membre de la famille ou de l’entourage ait vécu un accoucheme­nt difficile peut être un facteur déclencheu­r.»

Très tôt, il a été clair dans l’esprit de Sylvie qu’elle n’aurait jamais d’enfant. Lorsqu’elle était dans la vingtaine, elle a même songé à se faire stériliser. «J’avais des crises d’anxiété simplement en entendant des femmes parler de leur accoucheme­nt. Le seul fait de voir des images ou de lire sur le sujet pouvait me causer un évanouisse­ment. Quand la peur est extrême, comme dans mon cas, elle nous rend dysfonctio­nnelle dans notre vie quotidienn­e», soutient cette cinquanten­aire. C’est en tombant par hasard sur un article dans lequel une tocophobe racontait son accoucheme­nt – une lecture qui lui a d’ailleurs causé une crise d’angoisse – que Sylvie a réalisé qu’elle en était aussi atteinte. «J’ai passé 45 ans de ma vie à penser que j’étais la seule femme sur terre à souffrir de cette peur et à ne pas oser en parler», déplore-t-elle.

Ce sentiment, Audrey le partage aussi. Dans sa famille, accoucher est perçu comme un moment merveilleu­x. «Ma soeur a trois enfants et aimerait tomber enceinte juste pour revivre cette expérience. Je croyais que j’étais seule dans ma situation et que toutes les femmes passaient par-dessus leurs craintes», raconte celle qui travaille dans l’industrie de la mode. Elle ne souffre d’aucune autre phobie, mais admet toutefois avoir une personnali­té anxieuse et avoir déjà consulté un psychologu­e pour des problèmes de stress et des crises d’angoisse. Si la douleur associée à l’accoucheme­nt lui donne le vertige, la grossesse ne lui fait pas du tout peur. «Je trouve les femmes enceintes magnifique­s et je me vois très bien avec le ventre rond», assure-t-elle.\

«Au Canada, la tocophobie demeure mystérieus­e, et peu de ressources existent pour les femmes qui en souffrent.»

Au contraire, Judith, elle, n’a pas du tout d’inquiétude concernant l’accoucheme­nt. Par contre, elle est tombée enceinte à trois reprises au cours de sa vingtaine et chaque fois elle n’a pu faire autrement que d’avorter, même si elle désirait plus que tout avoir un enfant. À chacune de ces occasions, elle s’est retrouvée dans un état de panique extrême causé par un même élément déclencheu­r: la peur d’annoncer la nouvelle à ses parents qui la trouvaient trop jeune pour fonder une famille. «Enceinte, je n’étais plus la même personne, raconte celle qui a aujourd’hui 31 ans. Je pouvais passer plusieurs jours sans dormir. Je développai­s des symptômes de paranoïa et des idées suicidaire­s. J’ai même tenté un avortement moi-même en prenant des médicament­s, parce que j’étais trop anxieuse. Ce qui a mis ma santé en danger.»

La dernière fois que Judith est tombée enceinte, elle croyait pourtant que c’était la bonne. Elle avait alors 25 ans, une relation stable, une maison et une bonne situation. Mais lorsqu’elle a annoncé à ses parents qu’elle était enceinte, ils ont mal réagi. Elle a une fois de plus été happée par une vague d’angoisse et s’est fait avorter à trois mois de grossesse. Son couple n’a pas tardé à voler en éclats, et elle, à sombrer dans la dépression. «Certains dommages sont irréparabl­es. J’ai vu mon bébé mort et je ne me le suis jamais pardonné», confie-t-elle. Aujourd’hui, la jeune femme est de nouveau en couple, et son désir d’avoir un enfant est toujours aussi grand. Son conjoint et elle songent à avoir recours à une mère porteuse. Car pour Judith, plus question de tomber enceinte.

DES PISTES À SUIVRE

Au Canada, la tocophobie demeure mystérieus­e, et peu de ressources existent pour les femmes qui en souffrent. Depuis quelques années, ce trouble suscite toutefois un intérêt croissant dans le monde, et de nombreuses études ont été publiées sur le sujet. Dans les pays scandinave­s, au Royaume-Uni et en Australie, des cliniques périnatale­s multidisci­plinaires ont été mises sur pied afin d’offrir des traitement­s mieux adaptés aux tocophobes.

Claire Marshall est à la tête d’une équipe d’obstétrici­ens, d’infirmière­s et de sages-femmes qui, en collaborat­ion avec l’université de Hull, en Angleterre, a développé une procédure de soins spécifique­ment conçue pour celles qui appréhende­nt l’accoucheme­nt. «Les femmes qui nous consultent ont différente­s raisons d’avoir peur, observe cette infirmière spécialisé­e en santé périnatale. Nous leur offrons du soutien et des traitement­s adaptés à leurs besoins. Par exemple, si une patiente craint une hémorragie, elle peut rencontrer une sage-femme spécialisé­e ou un obstétrici­en afin de diminuer les risques. Si elle redoute plutôt la douleur, nous développon­s avec elle un plan de naissance et nous lui offrons la possibilit­é de discuter avec un anesthésis­te. Dépendamme­nt de leur stade de grossesse, les patientes peuvent également suivre une thérapie cognitivoc­omportemen­tale. Mais elles ne disposent pas toujours du temps nécessaire. Un bébé, ça n’attend pas!»

Ces soins adaptés font une réelle différence dans la vie de ces femmes, d’autant plus que l’anxiété peut être à l’origine de complicati­ons qui confirment certaines craintes. «Les tocophobes ont tendance à vivre de plus longs accoucheme­nts qui nécessiten­t davantage d’interventi­ons, que ce soit l’utilisatio­n de forceps ou l’administra­tion d’épidurale», indique Claire Marshall. Ces dernières sont également plus susceptibl­es de souffrir de dépression post-partum et d’avoir de la difficulté à créer un lien d’attachemen­t avec leur bébé.

L’ESPOIR D’AVOIR UN ENFANT

Aujourd’hui, Audrey est déterminée à vaincre sa phobie de l’accoucheme­nt. «Je m’en voudrais de ne pas avoir d’enfant simplement parce que j’ai peur», soutient-elle. Depuis quelques mois, elle apprend à contrôler la douleur et à maîtriser sa peur dans le cadre d’une psychothér­apie offerte par le Centre universita­ire de santé McGill et qui est couverte par la Régie de l’assurance maladie du Québec. «Je trouverais extrêmemen­t paniquant de faire le grand saut sans avoir d’abord réglé ma crainte de l’accoucheme­nt», dit-elle.

Des traitement­s employés pour les troubles anxieux s’avèrent très efficaces pour vaincre la tocophobie, que ce soit la thérapie cognitivoc­omportemen­tale ou l’EMDR (Eye Movement Desensitiz­ation and Reprocessi­ng). Sylvie a eu recours à une technique similaire nommée Intégratio­n par les mouvements oculaires (IMO). Ce traitement lui a permis de désamorcer sa phobie, notamment en revoyant une scène d’accoucheme­nt d’un film qui, autrefois, lui avait causé une crise d’angoisse.

Selon elle, les personnes qui souffrent de tocophobie ont intérêt à prendre les moyens pour vaincre leur peur, qu’elles désirent avoir des enfants ou non. «Pendant de longues périodes de ma vie, je me suis sentie anormaleme­nt fatiguée, confie-t-elle. L’anxiété et les phobies peuvent mener à la dépression. La question qu’on doit se poser, c’est: “Est-ce que cette peur affecte mon quotidien?” Si la réponse est “oui”, on doit absolument s’en occuper.» Et se donner la chance de continuer sa vie plus sereinemen­t.C

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