ELLE (Québec)

Thierry Mugler: au-delà de l’irréel.

Artiste immense, Manfred Thierry Mugler a révolution­né la mode tout en sublimant la femme dans des créations d’une prodigieus­e inventivit­é. Nous l’avons rencontré, en avant-première de l’éblouissan­te exposition qui lui est (enfin!) consacrée.

- Texte MANON CHEVALIER

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Les silhouette­s de femmes fatales moulées dans des tailleurs à la carrure démesurée, c’est lui. Les superhéroï­nes assumées dans leur combinaiso­n de latex, c’est encore lui. L’ensemble en acier chromé de femme-robot, tout comme les fourreaux pailletés de femmes-sirènes intergalac­tiques, toujours lui. Sans oublier les effluves addictifs d’Angel, le premier parfum gourmand de l’histoire, à jamais associé au créateur français. Enfant solitaire né à Strasbourg, Manfred Thierry Mugler a une formation de danseur classique et se rêve architecte avant de devenir le designer visionnair­e qui a révolution­né le prêt-à-porter et la haute couture. Au sommet de son art dans les années 1980 et 1990, il impose son style radical, avant-gardiste et érotisant, qui s’exprime surtout par l’inventivit­é des matières qu’il utilise (latex, PVC, résine, métal, etc.) et par son savoir-faire technique. Et que dire de ses défilés-spectacles dans lesquels il fait briller les supermodèl­es du moment, de Linda Evangelist­a à Claudia Schiffer, en passant par Naomi Campbell et Jerry Hall, sa muse suprême. Celui pour qui «la mode a toujours été une mise en scène quotidienn­e» a su imposer son univers singulier et futuriste, toujours d’actualité aujourd’hui. «C’est la preuve que le message est passé. Car dans mon travail, il y a un vrai message... J’ai toujours tenté de sublimer les femmes, de révéler leurs forces, leurs pouvoirs secrets, leur immense potentiel créateur. Je les ai toujours aimées...», révèle Manfred Thierry Mugler, alors qu’il est de passage au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) pour préparer l’exposition­événement Thierry Mugler: Couturissi­me, qui lui est consacrée. \

« Je suis un capteur d’idées.» MANFRED THIERRY MUGLER

Imposant, l’homme a cette aura magnétique des plus grands. Dès le premier regard, sa tête rasée – rappelant à la fois celle d’un boxeur et d’un lion échappé d’une gravure de Dürer –, son corps implacable­ment bodybuildé et sa voix puissante au ton mi-sérieux mi-amusé fascinent. Il est loin le créateur filiforme au visage mutin qui venait saluer ses fans à la fin de ses défilés parisiens. Aujourd’hui, Manfred (son prénom de baptême, qu’il s’est réappropri­é) Thierry Mugler est un homme réinventé, à la (dé)mesure de sa soif d’absolu. «Le corps, c’est la maison qui véhicule l’âme et tout le reste. Eh bien, il faut qu’elle fonctionne, quoi!», dit-il en s’attablant devant un trio de barres protéinées. «Y’a rien de bien qui se fait tout seul», tranche-t-il en faisant allusion à l’inaltérabl­e discipline qui a toujours guidé son travail et son mode de vie. «Cette discipline, c’est ma liberté, puisque c’est mon bonheur», précise celui qui a quitté le monde de la mode en 2002 pour mieux s’adonner à la réalisatio­n, à la photograph­ie et à la mise en scène de spectacles à grand déploiemen­t, que ce soit à Paris ou à Berlin, où il vit depuis quelques années.

SA MODE AU MUSÉE

«Je ne sais pas trop ce que veut dire le mot ‘’artiste’’, avoue-t-il, dès qu’on évoque son exigence légendaire et son processus de création. Disons que pour moi, les artistes sont des aventurier­s, des battants... Je crois qu’un vrai artiste, c’est ça: il équilibre le monde. La création, c’est très proche d’un éternel apprentiss­age. Parce qu’une pièce n’est jamais vraiment terminée. Ou alors quand elle est très réussie, elle me donne tout de suite envie d’imaginer quelque chose d’entièremen­t différent. Next!» Quand je lui demande si cette farouche volonté d’aller de l’avant est synonyme d’absence de doutes, il s’exclame: «Au contraire! J’ai toujours cette inquiétude de bien faire. L’inquiétude de ne pas être aimé. C’est lié à l’enfance, au manque d’affection aussi... J’ai toujours été en quête d’amour...» Pourtant, il a toujours refusé qu’un musée lui consacre une rétrospect­ive. Pourquoi? «Parce que... ce qui m’intéresse, c’est de me dire: ‘’Manfred, on te prouve que tu as su faire. Mais qu’est-ce que tu peux faire de mieux? Le monde est infini. Alors, fais!’’ Bref, regarder en arrière m’intéresse assez peu. Alors que créer, ça oui!»

Or, c’est précisémen­t une formidable aventure de création que Nathalie Bondil, la directrice générale et conservatr­ice en chef du MBAM, a proposée à l’artiste. Résultat: cette exposition immersive orchestrée par Thierry-Maxime Loriot donne à voir en première mondiale 140 tenues jamais exposées, réalisées entre 1973 et 2001, de même que des accessoire­s, des costumes de scène, des vidéos et des croquis inédits, signés Mugler. De plus, une centaine de photos de grands maîtres, dont Avedon, Goude, Newton et Ritts, accompagne­nt ce «véritable opéra drolatique», comme le dit si bien le principal intéressé. Et pour cause: l’exposition, qui se déroule en plusieurs actes, marie réel et virtuel dans des galeries conçues par des artistes multidisci­plinaires d’exception, dont Michel Lemieux et Philipp Fürhofer, ainsi que la compagnie québécoise Rodeo FX, à l’origine des effets spéciaux de Game of Thrones et de Blade Runner 2049. «Il va y avoir de l’audace et des surprises!», promet le designer, qui a habillé une constellat­ion de stars, dont Diana Ross, Grace Jones, Deee-Lite, Lady Gaga et, plus près de nous, Diane Dufresne et Céline Dion.

«Il y a une gravité dans l’univers de Mugler. Il y a ces pans très sombres et en même temps, cette folie, cette dérision, fait remarquer Nathalie Bondil. On est aux antipodes du rayonnemen­t solaire de Jean Paul Gaultier. Chez Mugler, on baigne dans le clair-obscur. C’est un monde étrange, nocturne et peuplé de créatures qui ne sont pas de ce monde. Et puis, Mugler a des intentions claires. Il aime les contrastes. Il aime provoquer et repousser sans cesse les limites du possible.» Qu’est-ce que l’histoire de la mode retiendra de lui, selon elle? «Sans doute sa grande liberté de création alors qu’il était au sommet! Et, bien sûr, son apport magistral à la haute couture, qu’il a aidé à revitalise­r. J’aime le fait qu’il ait utilisé la fausse fourrure – par amour pour les bêtes – dans les années 1980, avant tout le monde. C’est vraiment un génie précurseur!»

ÉTOILE ET GALAXIE

Alors que le temps file à une vitesse folle, je remarque les tatouages de Mugler que révèle sa chemise blanche, et la méga bague en forme d’étoile à son annulaire. «Ça, c’est l’étoile! Je l’ai achetée à New York, il y a quoi, 40 ans? C’est mon porte-bonheur», dit-il en riant. Pas étonnant qu’on retrouve la forme stellaire çà et là dans ses créations. L’occasion étant trop belle, impossible de ne pas lui demander s’il a toujours cru en sa bonne étoile ou si, au contraire, il a dû forcer le destin. Sa réponse fuse. «Ça m’a sauvé d’avoir une bonne étoile! Malgré des moments très difficiles de solitude dans ma jeunesse, j’avais la certitude qu’il y aurait des choses intéressan­tes à faire. Et avec lesquelles je pourrais être heureux.» Le temps est suspendu. Entre nous, il y a quelque chose d’émouvant dans cette confidence inattendue. Car Mugler ne dit pas qu’il savait qu’il lui arriverait des choses merveilleu­ses, mais bien qu’il aurait la possibilit­é de les faire arriver. Ce qui change tout dans la vie d’un homme gouverné par son instinct et son lien avec le divin.

«Les idées ne sont pas à moi. Je suis un capteur, annonce-t-il. Quand une grande idée passe à travers moi, je ressens un frisson éblouissan­t, merveilleu­x, épatant! Et ça, c’est prodigieux. Ça arrive quand on s’y attend le moins! C’est aussi pour ça que je fais beaucoup d’exercice physique. Ça me nettoie l’esprit. Si je cherche une solution pour un show, j’arrête tout et je fais du yoga ou de la muscu. Ça peut prendre deux heures ou trois jours... Mais tout d’un coup, la réponse apparaît!», claque-t-il des doigts avant de se prononcer sur l’état actuel de la mode. «Ce qui me frappe? C’est de voir à quel point on boude les technologi­es qui sont à notre portée. On fait trop souvent de la mode comme au Moyen Âge, à pourrir la planète et à torturer des animaux comme des barbares! Il y a une éthique... Il existe des façons de faire extraordin­aires. Je les ai approchées. Pourquoi ne pas créer une robe qui vous éclaire ou qui chuchote ‘’Oh! vous êtes magnifique ce soir!’’ On peut aller plus loin! Tellement plus loin!» Plus qu’une étoile, Mugler est à lui seul une galaxie. ●

L’exposition Thierry Mugler: Couturissi­me est présentée au Musée des beaux-arts de Montréal, du 2 mars au 8 septembre prochains. (mbam.qc.ca)

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 ??  ?? 1. Yasmin Le Bon dans le modèle
«La Chimère», au Palladium, Londres. Photo: © Alan Strutt, parue dans Evening Standard Magazine (octobre 1997).
2. Esquisses de la collection Architectu­re, automne-hiver 1995-1996. 3. Jerry Hall et Manfred Thierry Mugler (Paris, 1996). Photo: © The Helmut Newton Estate.
4. Silhouette issue de la collection Lingerie Revisited (Monaco, 1998). Photo: © The Helmut Newton Estate. 4
1. Yasmin Le Bon dans le modèle «La Chimère», au Palladium, Londres. Photo: © Alan Strutt, parue dans Evening Standard Magazine (octobre 1997). 2. Esquisses de la collection Architectu­re, automne-hiver 1995-1996. 3. Jerry Hall et Manfred Thierry Mugler (Paris, 1996). Photo: © The Helmut Newton Estate. 4. Silhouette issue de la collection Lingerie Revisited (Monaco, 1998). Photo: © The Helmut Newton Estate. 4
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 ??  ?? 1. Emma Sjöberg lors du tournage du vidéoclip de la chanson Too Funky de George Michael, réalisé par Thierry Mugler (Paris, 1992). Photo: © Patrice Stable. 2. Le flacon du parfum Angel. 3. Costumes du spectacle Mugler Follies (2013). Photo: Christian Gautier/© Manfred Mugler. 1
1. Emma Sjöberg lors du tournage du vidéoclip de la chanson Too Funky de George Michael, réalisé par Thierry Mugler (Paris, 1992). Photo: © Patrice Stable. 2. Le flacon du parfum Angel. 3. Costumes du spectacle Mugler Follies (2013). Photo: Christian Gautier/© Manfred Mugler. 1
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 ??  ?? 5 4. Manfred Thierry Mugler, en 2018.
5. Lady Gaga dans le vidéoclip de Telephone, réalisé par Jonas Åkerlund (album The Fame Monster, 2010). 6. Eva Herzigova en couverture du ELLE Québec (décembre 1995). 7. Danie Alexander photograph­iée par © David LaChapelle; photo parue dans London Sunday Times (mai 1998).
5 4. Manfred Thierry Mugler, en 2018. 5. Lady Gaga dans le vidéoclip de Telephone, réalisé par Jonas Åkerlund (album The Fame Monster, 2010). 6. Eva Herzigova en couverture du ELLE Québec (décembre 1995). 7. Danie Alexander photograph­iée par © David LaChapelle; photo parue dans London Sunday Times (mai 1998).
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