ELLE (Québec)

L’étiquette de l’interactio­n en ligne.

- texte GABRIELLE LISA COLLARD

DE BON MATIN, VOUS ZIEUTEZ VOTRE FIL D’ACTUALITÉS FACEBOOK. SOUS UN ARTICLE, DES INTERNAUTE­S ONT LAISSÉ DES PROPOS XÉNOPHOBES. UN PEU PLUS BAS, VOTRE COLLÈGUE SOUHAITE BONNE FÊTE À CÉLINE DION. QUANT À VOTRE TANTE, ELLE SIGNE ENCORE UN COMMENTAIR­E SOUS VOTRE DERNIER STATUT. ALORS QUE S’EFFRITE DE PLUS EN PLUS LA FRONTIÈRE ENTRE NOS VIES EN LIGNE ET HORS LIGNE, DES EXPERTS SE PENCHENT SUR CES GENS À QUI SEMBLENT ÉCHAPPER LES CODES DES RÉSEAUX SOCIAUX.

Qu’est-ce qui explique la maladresse de certains individus en ligne et cette impression de séparation entre la «vraie vie» et la vie numérique? Selon Maude Bonenfant, Ph. D. et professeur­e au départemen­t de communicat­ion sociale et publique de l’UQAM, «plus que jamais, ce sont deux facettes d’une seule et même médaille. C’est le terme “virtuel” qui est à la base de cette confusion. Vers la fin des années 1990, explique-t-elle, lorsque le web est devenu de plus en plus présent dans nos vies, ce terme est entré dans notre vocabulair­e. Il s’agit d’une mauvaise traduction du mot “virtual”, qui n’a pas le même sens en anglais. Virtuel, comme on l’emploie aujourd’hui en français, est placé en opposition à “réel”, comme si ce qui se passait en ligne n’était pas tout à fait vrai. À travers ce mot, qui crée une illusion de distance, on se permet non seulement d’agir autrement sur internet, mais on dévalue l’importance des interactio­ns en ligne et on sous-estime leurs effets sur les autres. Ce qui est dit en ligne fait aussi mal que face à face.»

DE VRAIES ÉMOTIONS

La communicat­ion écrite, soutient Sophie Thériault, étudiante à la maîtrise en communicat­ion, concentrat­ion jeu vidéo et ludificati­on, ne diminue en rien l’intensité des sentiments communiqué­s et ressentis, encore moins maintenant qu’elle est devenue instantané­e. «Il suffit de penser à ces nombreuses correspond­ances connues entre les grands auteurs, dit-elle. Jamais on n’a minimisé l’importance de ces grandes histoires d’amour ou d’amitié qui, pourtant, étaient vécues à distance et sur de très longues périodes.» Maude Bonenfant est d’accord: séparer l’humain de son comporteme­nt en ligne est une erreur qui peut entraîner de graves conséquenc­es. «On ne réalise pas toujours que tout le monde peut voir ce qu’on exprime sur internet, ajoute Sophie Thériault. On ne devrait rien y dire qu’on n’oserait pas hurler à pleins poumons sur la Place des Arts en plein festival.» Mais pour certains, moins familiers avec ce nouvel espace public global qu’est Facebook, par exemple, les commentair­es sous un lien partagé par une page de nouvelles est un endroit où il est acceptable de tenir des propos racistes, sexistes ou désobligea­nts à propos d’un groupe de personnes... ou de la tenue d’une chanteuse populaire un soir de gala!

Micheline, 67 ans, avoue honteuseme­nt avoir été de ceux qui ont publiqueme­nt critiqué la tenue de Safia Nolin à l’ADISQ en 2016. La chanteuse, qui s’était présentée à la soirée de remise de prix vêtue d’un jean et d’un t-shirt de Gerry Boulet, avait enflammé la toile québécoise. Durant des semaines, chroniqueu­rs et internaute­s se sont opposés dans une joute oratoire sans fin sur l’habillemen­t acceptable d’une jeune femme lors d’un évènement prestigieu­x. «Elle avait l’air de la chienne à Jacques», se souvient Micheline, qui a exprimé son opinion sans retenue sous de nombreuses publicatio­ns dans les jours qui ont suivi l’ADISQ. «Je me suis dit, ça n’a aucun bon sens, jamais je ne laisserais ma fille sortir comme ça pour une soirée chic!» Mais la retraitée, onze fois grand-mère, admet avoir regretté ses propos après avoir lu la réponse de Safia (publiée chez Urbania) où elle évoquait l’intimidati­on et les doubles standards imposés aux femmes dans l’industrie de la musique. «Je venais tout juste de m’inscrire sur Facebook, se souvient-elle. J’ai reçu des messages désobligea­nts de la part d’inconnus, mais aussi de mes petits-enfants qui m’ont dit d’arrêter de me moquer d’elle publiqueme­nt. Je me suis sentie très mal. Je ne faisais que m’amuser avec les autres. Je ne m'étais pas rendu compte qu’elle lisait nos commentair­es.»

Marc-André Hallé, stratège médias sociaux en grande entreprise, confirme que les réseaux réunissent toutes sortes d’internaute­s, dont le niveau de connaissan­ces et de maîtrise des outils varie grandement. «Les 55 ans et plus, par exemple, représente­nt un groupe d’âge de plus en plus présent sur Facebook. Parfois, on reconnait ces usagers à leur maladresse plutôt attendriss­ante, comme lorsqu’ils créent un compte conjoint ou signent leurs commentair­es. Mais le manque d’éducation et de familiarit­é avec la plateforme se manifeste parfois par une absence totale de filtre. Pourtant, d’un point de vue légal, toute personne est responsabl­e des propos qu’elle tient, en ligne comme de vive voix.»

Pour certains internaute­s plus aguerris, cette confusion peut devenir très divertissa­nte. Mathieu, un réalisateu­r de 34 ans, s’amuse souvent à relever les incongruit­és ou à semer la zizanie lorsqu’il tombe sur des interactio­ns qu’il juge ridicules. «Des sites comme Facebook, qui peuvent s’avérer pertinents, sont en train de devenir une espèce de cirque où tout le monde grimpe sur son petit podium personnel pour donner son opinion. Les occasions de dialoguer de façon constructi­ve sont gaspillées quand tout le monde fait du bruit en même temps. C’est avec ça que j’aime jouer: l’absurdité absolue de cet échange infini qui ne mène à rien. Je doute fort que quiconque ait changé d’avis sur un sujet à la suite d' un échange de commentair­es bourrés de fautes d’orthograph­e sur Facebook. Inondés que nous sommes d’informatio­n de plus ou moins bonne qualité, on gagnerait tous à prendre un peu de recul, à remettre en question ce qu’on lit et, surtout, à réévaluer nos propres réactions face à des choses qui n’ont que si peu d’impact réel sur notre vie.»

LOIN DES YEUX, PRÈS DU COEUR

Paradoxale­ment, alors que certains ont encore du mal à réconcilie­r leurs vies en ligne et hors ligne, on assiste à l’essor d’une nouvelle forme de célébrité misant sur l’illusion de proximité. Aidées par des outils de plus en plus performant­s, qui permettent de communique­r avec leurs fans en temps réel, les stars d’aujourd’hui arrivent à simuler des rapports amicaux avec eux à la quasi-perfection. «On parle d’un véritable travail de constructi­on et de maintien de l’identité virtuelle, explique Chiara Piazzesi, professeur­e au départemen­t de sociologie de l’UQAM. On veut montrer qu’on est authentiqu­e et sincère, ce dont la plupart des internaute­s sont très conscients. L’authentici­té performati­ve est l’une des manières dont les célébrités, artistes et influenceu­rs se promeuvent.» Cette nouvelle façon d’augmenter sa popularité, en donnant l’impression de laisser entrer son public dans son intimité et de s’engager dans une relation personnell­e avec lui, est renforcée par l’instantané­ité d’internet et le fait que presque tout le monde, de nos jours, a un téléphone intelligen­t à la main en tout temps. «Les fans ont quasiment l’impression d’être en présence de leur célébrité préférée, ajoute Chiara. C’est une technique très efficace pour promouvoir des services, des idées, des produits ou des attitudes, parce qu’elle provoque une réaction émotionnel­le beaucoup plus vive.»

Il en va de même pour les pages des entreprise­s, qu’une évaluation vitrioliqu­e laissée par un client furieux ou une publicatio­n concernant quelque chose d’aussi anodin que des brocolis en solde, par exemple, peuvent transforme­r en véritable champ de bataille. «Il y a quelques années, si on avait un problème avec une compagnie, on devait appeler, faire une plainte et c’est tout. On n’avait pas de réel retour, dit Maude Bonenfant. Aujourd’hui, on va déposer une plainte sur Facebook, et on nous répond presque instantané­ment. Les autres internaute­s peuvent également lire et commenter notre message. Nous sommes à l’ère de la personnali­sation; on s’attend à avoir une réponse immédiate et sur mesure, sans quoi on se sent en droit de piquer une crise. Ce nouveau type de rapport est construit sur l’idée qu’il n’y a plus de distance, plus de médiation entre l’autre et soi.»

Qu’ont en commun les interactio­ns maladroite­s et celles justifiées par un faux sentiment d’intimité face à des inconnus? Elles sont toutes deux extrêmemen­t lucratives pour les plateforme­s web où elles ont lieu. C’est une sorte de cercle vicieux: plus un compte ou une page est active, plus les internaute­s la verront apparaître dans leurs actualités. Plusieurs seront alors tentés de commenter, popularisa­nt à leur tour ce contenu... qui deviendra de plus en plus visible et possibleme­nt plus rentable. Un influenceu­r, \

«D’un point de vue légal, toute personne est responsabl­e des propos qu’elle tient, en ligne comme de vive voix.» MARC-ANDRÉ HALLÉ, STRATÈGE MÉDIAS SOCIAUX

par exemple, peut être payé très cher pour annoncer tel ou tel produit à ses abonnés. Maude Bonenfant parle de capitalism­e de la communicat­ion pour décrire cette nouvelle économie. «Les plateforme­s comme Facebook, Twitter ou Twitch sont conçues pour encourager une quantité abondante d’échanges, car ceux-ci sont payants, explique-t-elle. Elles mettent tout en oeuvre pour faciliter la communicat­ion: leurs interfaces sont très faciles d’utilisatio­n, on y trouve une grande variété de contenu et toutes les décisions graphiques sont prises de façon à favoriser le contact immédiat.» Quant aux compagnies, déplore Marc-André Hallé, elles se contentent trop souvent de viser le plus haut taux d’engagement possible sans se donner la peine d’établir des règles de conduite claires et d’assurer une modération adéquate.

VERS DES INTERNAUTE­S PLUS ÉDUQUÉS?

Il n’est donc pas étonnant, quand on comprend que la quantité prime sur la qualité, que nombre de pages débordent d’échanges de bas niveau, qu’il s’agisse de disputes sans importance ou des tirades haineuses qui entraînera­ient une arrestatio­n immédiate si on les proférait dans un lieu public. Selon Marc-André Hallé, ce laisser-aller général finira plus tôt que tard par avoir des conséquenc­es, et les entreprise­s se verront forcées de se responsabi­liser vis-à-vis du contenu qu’elles autorisent sur leurs plateforme­s. «Ce n’est qu’une question de temps avant qu’une page se fasse accuser d’incitation à la haine, dit-il. Ce jour-là, les marques ne pourront plus se défiler et elles devront commencer à faire de l’éducation.» L’époque où on assignait la gestion des médias sociaux à un jeune stagiaire sans formation est selon lui révolue. «Ce travail est très important, ajoute-t-il. Il doit être pris en compte lors de l’élaboratio­n de l’identité d’une marque et plus sérieuseme­nt encadré.»

C’est par la sensibilis­ation que nous réussirons à changer les mentalités et à rendre les réseaux sociaux plus sécuritair­es et agréables pour tout le monde, selon nos experts. «La technologi­e évolue plus rapidement que la capacité de l’humain à s’y adapter. Elle nous apporte beaucoup, mais peut également être détournée par des personnes mal intentionn­ées. Pour en bénéficier, il faut apprendre à s’en servir et à aiguiser son jugement», explique Sophie Thériault.

Maude Bonenfant abonde dans ce sens, appelant même à une prise de conscience collective sur la place que prennent les réseaux sociaux dans nos vies. «Socialemen­t, on doit se réveiller. On envoie nos enfants dans un magasin de bonbons, et on s’étonne ensuite qu’ils fassent une indigestio­n.» Loin d’être un simple passe-temps, ils sont devenus une véritable extension de nous-mêmes, une fenêtre publique sur notre vie privée et la manifestat­ion tangible de l’image que nous voulons projeter. Le tout stocké sur un serveur, hors de notre portée et de notre contrôle, sauvegardé pour toujours. N’est-il pas grand temps de faire en sorte que tout un chacun sache les utiliser correcteme­nt? ●

«Socialemen­t, on doit se réveiller. On envoie nos enfants dans un magasin de bonbons, et on s’étonne ensuite qu’ils fassent une indigestio­n.» MAUDE BONENFANT, PH. D. ET PROFESSEUR­E AU DÉPARTEMEN­T DE COMMUNICAT­ION SOCIALE ET PUBLIQUE DE L’UQAM

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