ELLE (Québec)

ELLE RENCONTRE

- TEXTE ÉMILIE VILLENEUVE PHOTOGRAPH­IE CARLOS + ALYSE

Karine Vanasse, plus enracinée que jamais.

Les succès s’amoncèlent sur sa route, si bien que Karine Vanasse gravit avec élégance les sommets de son art. Toujours prête pour la photo, la traversée d’un tapis rouge, le soutien à une cause, elle peut sembler inatteigna­ble. Elle choisit pourtant de nous recevoir loin des projecteur­s pour nous révéler un peu ce dont elle abreuve son for intérieur.

Les murs de nos maisons parlent-ils de nous? Si oui, alors ceux de l’appartemen­t de Karine Vanasse racontent une passionnan­te histoire. Ils sont blancs, certes, mais chargés d’oeuvres d’art souvent surdimensi­onnées et de lourdes étagères jonchées de centaines de livres. C’est un écrin sublime dans lequel on a juste envie de se déposer. Après avoir effleuré le plancher de bois avec ses lattes posées en chevrons, mon regard vagabonde entre les luminaires suspendus tels deux nuages au-dessus du comptoir de marbre et les grandes fenêtres, qui s’ouvrent sur une rangée de feuillus aux glorieuses couleurs automnales. L’actrice est là, fine et droite comme un «i» dans son t-shirt gris et son jean, le visage sans fard parfaiteme­nt lumineux au milieu de sa cuisine. Elle m’offre à boire pendant que sa mère termine la rédaction d’un courriel avant de filer en douce en s’excusant. La porte du cocon se referme, et tandis qu’on s’installe autour de la large table à dîner immaculée, Karine m’explique que quelqu’un, il y a quelques jours, lui a posé une bien étrange question qui l’obsède depuis. «Tu arrives ici avec quoi? Et que viens-tu y chercher?» Je lui réponds que j’ai très envie de tirer d’elle le portrait le plus juste possible et lui retourne vite cette question qui transperce. Elle hésite, mais sait qu’elle n’a pas le choix: «Avant, j’arrivais avec le stress, en ouverture totale, prête à donner ce qu’on attendait de moi... Mais peu importe avant. Aujourd’hui, j’ai envie d’une conversati­on.» En effet, jamais dans une entrevue ne m’aura-t-on autant demandé mon avis sur les sujets abordés. On déviera allègremen­t de la feuille de route, on prendra une foule de chemins de traverse, mais Karine nous ramènera inévitable­ment à sa maison.

TISSER DES LIENS

Oui, bon. On discute de fringues d’entrée de jeu, et c’est ma faute. Je lui demande de me raconter son associatio­n avec la marque de vêtements canadienne RW&CO, qui, pour être honnête, m’étonne un peu. Bien sûr, il y a longtemps que l’actrice a déclaré son amour pour la mode et parlé de son penchant pour les vêtements sobres et structurés, mais je repense entre autres à cette collection capsule qu’elle a faite en collaborat­ion avec la créatrice montréalai­se Elisa C-Rossow et aux basiques précieux qu’elles ont créés ensemble. Comment trouve-t-elle son compte en tant que simple égérie? «Je me souviens de la première fois où je me suis acheté un veston. J’avais 19 ans, j’étais à New York et je croyais que j’allais rencontrer Jodie Foster. Ça peut paraître niaiseux de croire que ça te prend un veston… Sauf que ça ne l’est pas. Ça peut changer comment tu oses te présenter et te percevoir. Comment tu te regardes dans le miroir. Mais t’es pas obligée de payer 3000 $ pour te sentir comme ça.» Son téléphone, posé sur le comptoir, chantonne discrèteme­nt. Elle se lève, le fait taire et se rassoit dans le même élan. «Il y avait une intention réelle derrière la campagne de RW&CO», explique-t-elle en rappelant que les ambassadri­ces (Tessa Virtue, Ashley Callingbul­l et elle-même) remettaien­t une partie de leur cachet à une cause de leur choix, mais que, plus largement, le message qu’elles portaient lui semble important. «Ce n’est pas simplement de dire aux femmes: “T’es la meilleure, tu peux y arriver.” C’est d’affirmer: “Tu vas faire ton chemin et tu vas le faire encore mieux si tu reconnais que les autres aussi essaient de faire le leur. La force des autres ne t’enlève rien, au contraire.”» On se surprend toutes les deux à constater qu’on en est là en tant que société, encore perdue quelque part en route vers l’égalité, à devoir se rappeler qu’il faut faire preuve de solidarité. Or, cette dynamique de rivalité n’est pas étrangère à Karine. «Dans le travail, quand j’étais jeune, j’étais toujours en compétitio­n pour un rôle. Les liens que j’entretenai­s étaient surtout avec ma famille. Je ne trouvais pas grand soutien en dehors de mes proches. Je pense que je ne croyais pas beaucoup à la force qui pouvait se dégager des liens d’amitié.» Elle part puiser quelque chose en elle avant de remonter. Elle évoque cette fillette avec qui elle prenait chaque jour l’autobus au primaire. «Je pleurais tous les soirs. Je m’imaginais qu’elle et son petit groupe ne faisaient que rire de moi. J’aurais tellement voulu être dans la gang.» Elle n’aborde pas la question de l’intimidati­on, mais plutôt celle du besoin d’appartenan­ce et de l’importance qu’elle lui reconnaît désormais. «Il y a les gens que tu choisis, ceux que la vie choisit pour toi, ceux que tu n’attendais pas et qui finissent par prendre leur place. Et il y a du réconfort dans ces zones-là, parce ce que c’est juste “la vraie affaire”. Tu laisses les autres te voir et eux se laissent voir aussi. Je ne pensais pas me retrouver avec un si grand cercle d’amis que ça.»

S’HABITER

Il y a dans la vie de Karine le réconfort que lui apportent les autres, mais aussi celui de son chez-soi. Quand je lève les yeux, j’ai l’impression de croiser des regards bienveilla­nts dans les oeuvres qui habitent presque chaque surface. «Il y a des gens qui me disent: “Heille, t’aimes ça, les affaires qui font peur!”» Elle rit, et ses beaux yeux forment deux petits croissants de lune noirs. «Moi, elles me rassurent.» Elle fait référence à la toile de Jérémie St-Pierre, avec ses visages barbouillé­s de couleurs sales, ainsi qu’à l’oeuvre de Jacynthe Carrier qu’elle a mise dans l’entrée, à côté de la porte, d’où se détachent des silhouette­s sombres. J’en pointe une à l’autre bout du corridor qui mène à la chambre. Karine s’anime tout entière, se dresse, bat des mains: «Ça, c’est mon frère Alexis qui l’a faite! Je suis tellement fière de lui!» Avec raison, car la technique et le rendu sont des plus intéressan­ts. Imaginez plusieurs soies de sérigraphi­e peintes et superposée­s si bien que les éléments qui la composent semblent bouger avec vous, révélant discrèteme­nt une nostalgiqu­e scène de famille. L’actrice née à Drummondvi­lle n’est manifestem­ent pas la seule artiste de la fratrie Vanasse. «Je trouve qu’Alexis a mis le doigt sur quelque chose avec cette série-là. Il a trouvé un filon. C’est beau de voir un artiste qui n’est pas dans la pression de créer, mais juste dans le plaisir. C’est comme observer un enfant qui se donne le défi de faire les choses par lui-même et recommence pour s’améliorer et apprendre...» La maman du petit Clarence, un an et demi, se demande tout haut comment cette force créatrice, cette motivation intrinsèqu­e qu’on pourrait nommer de mille manières se cultive chez l’adulte. «Je ne sais pas, mais j’imagine qu’il faut que ça soit toujours allumé un minimum. Qu’il y ait une petite flamme pour sentir qu’on peut se mettre en mouvement.» À presque 36 ans, Karine commence à prendre toute la mesure du temps qui passe et à se permettre de souffler sur les braises pour attiser son feu créatif. «Quand tu deviens parent, tu vois l’évolution de la vie et à quel point il s’en passe des affaires en un an! Cette année-là s’écoule aussi pour toi et ce temps, tu peux en faire ce que tu veux! Tu n’es pas obligé de répéter ce que tu as fait l’année dernière.» Et qu’est-ce que la comédienne et productric­e ne faisait pas l’année dernière à pareille date? Du ballet! Comment c’est arrivé dans sa vie? Est-ce un rêve de petite fille profondéme­nt enfoui qui a ressurgi? Pas du tout! Elle s’est tout simplement mise à suivre @thefitball­erina sur Instagram, et cette Maude Sabourin qui danse pour Les Grands Ballets Canadiens l’a grandement inspirée. Tellement que Karine suit maintenant des cours privés avec la ballerine. «Pour Blue Moon, je me suis beaucoup entraînée et, parfois, c’est mon corps qui parlait avant moi à l’écran. J’ai éprouvé beaucoup de satisfacti­on à le faire, mais...» Elle pose une main sous ses clavicules, à la base de son cou, «... c’est pas toujours obligé de passer par là non plus». Par «là», elle entend la toute-puissance apparente des muscles, de l’énergie qui jaillit du devant du corps, des mâchoires serrées, du cou tendu. «J’ai envie que mon corps exprime autre chose.»

S’APPRIVOISE­R

Et cette autre chose, quelle est-elle? «Pour faire du ballet, il faut que ça soit vraiment solide à l’intérieur. Les gestes ne peuvent être fluides que si les racines sont profondes. Il y a une grande puissance dans ce qui provient de la force intérieure, mais il faut que tu la reconnaiss­es, que tu y touches pour savoir que c’est de là que ça part... Bref, j’ai dit à Maude que c’était une bonne thérapie, son affaire!» Elle s’esclaffe. «Ce sont de petites choses! Des p’tits cours de ballet... sauf que pour moi, c’est un pas vers quelque chose de plus grand. Et puis, c’est du temps que je m’accorde. Ça me donne l’occasion de me reprogramm­er, de sortir de ma tête et de mes émotions pour revenir dans mon corps.» On pourrait penser qu’une actrice maîtrise à merveille son instrument, qu’elle en joue comme bon lui semble si bien qu’elle sait toujours quel profil présenter à la caméra. Mais quand je lui demande les secrets de son aisance en séance photo, elle m’arrête gentiment. «C’est un immense défi pour moi. Je ne suis pas à l’aise avec ce rapport direct [à la lentille], sans passer par un personnage.» Elle explique que plusieurs des très beaux clichés d’elle sur Instagram ces derniers temps sont le fruit de collaborat­ions créatives avec des photograph­es et des artistes maquilleur­s et coiffeurs, des équipes qu’elle a mises

sur pied pour affronter cette peur de l’image fixe. «Moi, séduire le Kodak, je ne suis pas à l’aise avec ça! Mais si ça ne passe pas par la [séduction], ça passe par où?» Par la mise en commun des idées et du talent d’artistes avec lesquels Karine a eu envie de travailler pour échauffer son muscle de muse et apprivoise­r son propre visage. «Comment sortir de ce que tu penses que les gens veulent voir de toi? Je trouvais que, ces dernières années, j’étais en train de me sortir de rôles plus convenus dans mon casting à moi, en tant qu’actrice. Ça bougeait. Mais en photo, je ne me sentais pas aussi habile, aussi présente. Récemment, Mariana (Mazza) m’a dit en parlant d’une entrevue que j’avais faite à la télé: “Je trouve que t’as trouvé du lousse.” Je suis certaine que les séances photos ne sont pas étrangères à ça.» Cette présence, il me semble, s’est exprimée aussi dernièreme­nt dans le choix de la comédienne de se prononcer dans l’espace public. On peut penser à cette percutante publicatio­n Instagram sur le droit à l’avortement, ou encore à son engagement dans la campagne NOUS / MADE, qui célèbre les oeuvres et le travail des Canadiens dans les domaines du cinéma, de la télévision et des jeux vidéos. Pourquoi choisit-elle de faire valoir haut et fort ses opinions pour une cause en particulie­r? «L’autre jour, quelqu’un avec qui je travaillai­s m’a dit: “Toi, tu es une résistante.” Et c’est exactement ça. C’est quand je suis appuyée sur le bord du mur que je dis “stop”. Ce n’est pas mon élan premier de m’imposer dans une discussion, mais si ça va trop loin contre mes valeurs, à un moment donné, je finis par dire quelque chose.» Karine s’exprime par son engagement, mais aussi par ses choix de rôles et de projets. C’est par exemple elle qui narrera le documentai­re de Judith Plamondon sur les 30 ans de Polytechni­que, qui sera présenté le 6 décembre prochain (sur les ondes d’ICI Radio-Canada Télé). Elle sera également de la série américaine God Friended Me (sur les ondes de CBS) cet automne, ainsi que dans la quatrième et dernière saison de Cardinal cet hiver. Et si c’est avec tous les mots qu’elle m’a confiés que je repars, c’est aussi avec ce que les murs de son appartemen­t m’ont chuchoté: «Karine n’a pas fini de nous étonner.»

«JE TRAVAILLE TRÈS FORT POUR RETROUVER MON INTUITION, CE PETIT TREMBLEMEN­T JUSTE SOUS L’ÉPIDERME QU’ON NE PERÇOIT PAS SI ON NE FAIT PAS ATTENTION.»

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Blouse en lamé et cristaux (Saint Laurent par Anthony Vaccarello).
 ??  ?? Combinaiso­n en laine (Gucci), chaise (Atelier Zébulon Perron).
Combinaiso­n en laine (Gucci), chaise (Atelier Zébulon Perron).
 ??  ?? Blazer en gabardine de laine et plumes (David Koma).
Blazer en gabardine de laine et plumes (David Koma).
 ??  ?? Haut en viscose et polyester (Balmain, chez SSENSE), short en coton et polyester (Push Button, chez SSENSE).
Haut en viscose et polyester (Balmain, chez SSENSE), short en coton et polyester (Push Button, chez SSENSE).
 ??  ?? Combinaiso­n en laine et soie (Gucci, chez SSENSE), sandales en cuir verni (Gianvito Rossi, chez SSENSE), boucles d’oreilles en bronze plaqué or 24 ct (Alighieri, chez SSENSE), divan (Atelier Zébulon Perron).
Combinaiso­n en laine et soie (Gucci, chez SSENSE), sandales en cuir verni (Gianvito Rossi, chez SSENSE), boucles d’oreilles en bronze plaqué or 24 ct (Alighieri, chez SSENSE), divan (Atelier Zébulon Perron).
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(Saint Laurent par Anthony Vaccarello), culotte en soie
(Dolce & Gabbana, chez SSENSE), chapeau en feutre (Eugenia Kim).
Collant en nylon avec logo en cristaux (Saint Laurent par Anthony Vaccarello), culotte en soie (Dolce & Gabbana, chez SSENSE), chapeau en feutre (Eugenia Kim).
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 ??  ?? Cape en laine (Valentino), collant et culotte en nylon (Blush, chez Simons), escarpins en cuir verni (Saint Laurent par Anthony Vaccarello, chez SSENSE).
Cape en laine (Valentino), collant et culotte en nylon (Blush, chez Simons), escarpins en cuir verni (Saint Laurent par Anthony Vaccarello, chez SSENSE).
 ??  ?? Robe en lin (Chanel).
Production: Estelle Gervais. Assistant à la photograph­ie: Joe Bulawan. Assistant au stylisme: Benjamin Clément.
Robe en lin (Chanel). Production: Estelle Gervais. Assistant à la photograph­ie: Joe Bulawan. Assistant au stylisme: Benjamin Clément.

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