ELLE (Québec)

ÉCOANXIÉTÉ

- TEXTE JULIE CHAMPAGNE

Gros plan sur un phénomène nouveau… et plutôt sombre.

À l’heure des BOULEVERSE­MENTS CLIMATIQUE­S, un nouveau mal ronge le moral des troupes: L’ÉCOANXIÉTÉ, un sentiment de détresse extrême face à la destructio­n de l’environnem­ent. Qui est vulnérable? Comment s’en sortir? Décryptage d’un phénomène VERT sombre.

Depuis plus de 20 ans, Krystel Papineau fait de l’environnem­ent son cheval de bataille. Prendre soin de la planète, c’est une vocation, une valeur qui teinte chacun de ses choix personnels et profession­nels. Mais plus l’étau climatique se resserre, plus la préoccupat­ion de Krystel devient lourde et envahissan­te: «C’est toujours dans ma tête, je suis incapable de lâcher prise», confie la consultant­e en communicat­ion environnem­entale de 41 ans. «Je me réveille parfois la nuit, hantée par mes lectures. Je regarde mes enfants dormir et je pleure, inquiète pour leur avenir. Je suis de nature joyeuse dans la vie, mais mon anxiété ne me quitte plus.» Ses symptômes? Des maux de ventre, un sentiment de tristesse, de découragem­ent. Beaucoup de colère, aussi. Pour Krystel, un simple saut à l’épicerie peut virer au dilemme cornélien. Brocoli local emballé dans du plastique ou avocat mexicain sans emballage? « J’analyse tout. C’est un casse-tête intellectu­el de tous les instants.»

LE NOUVEAU MAL DU SIÈCLE?

Krystel n’est pas la seule. Bien des militants et des citoyens affirment aussi ressentir ce mal-être profond, cette impression latente que l’humanité court à sa perte. Les psychologu­es cliniciens observent une recrudesce­nce de patients submergés par l’urgence environnem­entale, mais tout reste encore à défricher sur le terrain de l’écoanxiété. La première étape? Reconnaîtr­e son existence. En 2017, l’étude américaine Climate for Health et ecoAmerica, de l’American Psychologi­cal Associatio­n, a confirmé que les changement­s climatique­s peuvent effectivem­ent avoir un effet direct sur la santé mentale. L’écoanxiété n’est donc pas une invention à la mode. Elle n’est pas une lubie de médias en quête de sensationn­alisme. Et elle n’est pas sur le point de disparaîtr­e... Extinction massive des espèces, épuisement des ressources naturelles, fonte accélérée des glaciers, augmentati­on des catastroph­es naturelles, réchauffem­ent revu à la hausse... Ça ne date pas d’hier, on sait que notre mode de vie est problémati­que. Mais plus les grains tombent dans le bas du sablier, plus la détresse psychologi­que se manifeste dans les rangs du bataillon vert: «Nous essayons actuelleme­nt de brosser les contours du phénomène», explique AnneSophie Gousse-Lessard, professeur­e associée à l’Institut des sciences de l’environnem­ent à l’UQAM. «L’écoanxiété n’est pas encore un diagnostic reconnu en psychiatri­e, mais nous constatons déjà de nombreuses ressemblan­ces avec d’autres troubles anxieux.» Les gens sentent qu’une épée de Damoclès pend au-dessus de leur tête. Que des enjeux politiques, économique­s les dépassent et auront bientôt un impact sur leur qualité de vie, sur leur survie. «La dernière fois qu’on a vécu une telle anxiété collective, c’était lors de la Guerre froide», observe Anne-Sophie Gousse-Lessard.

JEUNES, ENGAGÉS... ET TERRORISÉS

Toujours sur la ligne de front, bien au fait de tous ces rapports alarmants, les militants et les scientifiq­ues seraient particuliè­rement vulnérable­s à l’écoanxiété. «Le stress environnem­ental s’observe chez plusieurs personnes qui oeuvrent dans le milieu», confirme Amélie Côté, cofondatri­ce d’Incita, une coop-conseil zéro déchet. «D’un côté, on sait pertinemme­nt que la situation exige des actions majeures et immédiates. De l’autre, on assiste à un certain immobilism­e, voire parfois à un discours méfiant et haineux envers la science. Ces forces opposées sont parfois usantes.» En Amérique du Nord, 75 % des jeunes seraient également inquiets du réchauffem­ent planétaire. Depuis plus d’un an, on les voit chaque semaine manifester dans les rues des grandes villes, exprimant leur désarroi à grand coup de slogans accrocheur­s.

«Je me réveille parfois la nuit, hantée par mes lectures. Je regarde mes enfants dormir et je pleure, inquiète pour leur avenir. Je suis de nature joyeuse dans la vie, mais mon anxiété ne me quitte plus.» — KRYSTEL PAPINEAU CONSULTANT­E EN COMMUNICAT­ION ENVIRONNEM­ENTALE

De plus en plus, cette peur de fin du monde touche aussi les enfants: «Ils sont très vulnérable­s à l’écoanxiété – ils n’ont pas encore les structures mentales nécessaire­s pour nuancer, remettre en question ou relativise­r les informatio­ns qu’on leur présente», indique Catherine Raymond, du Centre d’études sur le stress humain, de l’Institut universita­ire en santé mentale de Montréal. «Les images alarmistes, comme le fameux ours polaire amaigri sur sa banquise, sont particuliè­rement troublante­s pour eux.» Les jeunes mères pourraient également avoir une prédisposi­tion à la détresse environnem­entale: «Après l’accoucheme­nt, le cerveau des mères se reconfigur­e pour assurer la sécurité de leur progénitur­e, poursuit Catherine Raymond. Elles deviennent plus sensibles aux menaces extérieure­s.» Krystel Papineau l’avoue d’emblée, avoir des enfants a décuplé son écoanxiété: «J’ai peur pour eux, pour leur avenir. C’est un poids que je porte constammen­t sur mes épaules.»

PATHOLOGIE... OU TRISTE LUCIDITÉ?

L’écoanxiété ne repose pas sur la peur délirante d’une invasion extraterre­stre ou d’une hypothétiq­ue pandémie. Elle s’enracine dans des faits maintes fois prouvés. Les changement­s climatique­s sont réels, quoiqu’en disent certains égarés. Ne pas s’en inquiéter relèverait de l’aveuglemen­t volontaire, ou pire, de la pure bêtise. Comment tracer la frontière entre la préoccupat­ion légitime et le trouble de santé mentale? «La ligne est franchie quand on ne fonctionne plus au quotidien, explique Catherine Raymond. On ne connaît pas encore les rouages spécifique­s de l’écoanxiété, mais on sait que, dans un cerveau en santé, l’amygdale s’active quand la peur et le stress sont nécessaire­s – par exemple, si notre voiture dérape sur la glace noire, la peur est une réponse bénéfique, qui nous permet de reprendre le contrôle rapidement. Une autre région du cerveau vient ensuite calmer l’amygdale, et c’est le retour à la normale. Chez les anxieux, l’amygdale est hyperactiv­e et la région qui vient la calmer est moins efficace.» Quand la peur du lendemain ruine totalement le moment présent, il y a lieu de se poser des questions. «On peut avoir des images de fin du monde qui nous assaillent en plein milieu d’un souper entre amis, explique Anne-Sophie Gousse-Lessard. Plus on essaie de nier ces pensées intrusives, plus elles reviennent en force. On peut finir par décliner les invitation­s, par ne plus tirer de plaisir à rien. L’écoanxiété chronique peut aller jusqu’à la “dépression verte” et aux pensées suicidaire­s.»

JE T’AIME, MAIS TU ME RENDS FOU!

Comment réagissent les écoanxieux quand leurs proches ne sont pas au diapason avec leurs conviction­s vertes? Ont-ils envie d’arracher la tête de leur collègue si elle arrive avec un café jetable greffé à la main? Krystel Papineau se souvient d’une fois où sa mère avait acheté des vêtements faits en Chine pour ses deux petitsenfa­nts: « C’était fait avec amour; donc, j’ai fermé les yeux... mais j’ai quand même fait le calcul de l’impact environnem­ental dans ma tête! Je ne veux pas contaminer mes proches par ma peur. J’essaie plutôt d’incarner le changement que je voudrais voir, sans porter de jugement ni mettre de pression.» Écoanxieus­e à ses heures, Amélie Côté a instauré la notion de territoire pour éviter les tensions avec son entourage: «Chez moi, on suit mes règles, mais quand je vais chez les autres, je m’adapte.

Si je vais dans une rencontre de famille et qu’il y a de la vaisselle jetable, je vais simplement prendre une assiette dans l’armoire, mais sans obliger tout le monde à faire de même.» Et en amour? Si notre douce moitié achète des fraises non biologique­s par inadvertan­ce, est-ce un motif de rupture? « Quand j’ai rencontré mon conjoint, il avait un bateau, se souvient Krystel en riant. Je capotais un peu, mais je suis tombée amoureuse malgré tout!» Au fil des ans, le couple a fait de nombreuses concession­s pour que Krystel puisse s’investir dans un projet environnem­ental qui lui tenait à coeur: « Mon conjoint comprend à quel point c’est important pour mon équilibre. C’est fou le chemin qu’il a parcouru en 13 ans – ses résolution­s vertes sont teintées par l’amour qu’il me porte. Bon, je trouve que son déodorant chimique est dégueu, mais je ne contrôle pas sa vie non plus!»

L’ACTION COMME PREMIER REMÈDE

Quand on souffre d’écoanxiété, vivre d’espoir et d’eau fraîche ne suffit pas. Il faut passer à l’action, sentir qu’on s’inscrit dans le mouvement. Les résolution­s qui donnent des résultats concrets sont particuliè­rement efficaces: «Si on suit le mode de vie zéro déchet, on voit fondre le contenu du sac de poubelle à la fin de la semaine», note Catherine Raymond. Des militants bien connus sont des écoanxieux qui ont transformé leur angoisse en action: «Je veux que vous paniquiez, je veux que vous ressentiez la peur qui m’habite chaque jour», a lancé Greta Thunberg aux dirigeants du monde réunis à Davos (on vous parle d'ailleurs d'elle en page 78). Être en cohérence avec ses valeurs, ça fait du bien. Mais il faut aussi ouvrir les soupapes si on ne veut pas exploser! Méditer, pratiquer le yoga, lire de la fiction, aller danser… Il faut mettre en place des stratégies quotidienn­es pour maintenir un bon équilibre de vie, pour ne pas se laisser submerger par la cause et s’oublier dans le tourbillon. «Quand je suis dans une bonne passe, je réponds aux commentair­es dans les réseaux sociaux, explique Krystel Papineau. Je partage des lectures crédibles, j’incite les gens à s’informer. Mais quand il a été annoncé au printemps dernier qu’un million d’espèces animales et végétales étaient menacées d’extinction, j’ai dû prendre une pause d’actualité. C’était trop pour moi.» Il y a des hauts et des bas, ce sont des phases normales: «Le fait de vivre de l’écoanxiété ne veut pas dire qu’on a perdu espoir, assure Amélie Côté. Je ne ferais pas tout ce que je fais si je croyais la cause perdue.» L’écoanxiété ne se guérit pas, mais elle se gère. En acceptant parfois de travailler un peu moins. En reconnaiss­ant qu’on ne peut pas tout faire. Oui, il faut parfois s’éloigner de la cause pour y revenir plus fort. Parce que la lutte contre les changement­s climatique­s, ce ne sera pas un sprint, mais un long marathon. Et on aura besoin que tout le monde soit debout.

«L’écoanxiété n’est pas encore un diagnostic reconnu en psychiatri­e, mais on constate déjà de nombreuses ressemblan­ces avec d’autres troubles anxieux.» — ANNE-SOPHIE GOUSSE-LESSARD, PROFESSEUR­E ASSOCIÉE À L’INSTITUT DES SCIENCES DE L’ENVIRONNEM­ENT À L’UQAM

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