ELLE (Québec)

J’AI ENFIN COMPRIS QUE…

Chaque mois, l’autrice ROSE-AIMÉE AUTOMNE T. MORIN nous fait part d’une leçon apprise à la dure, une leçon qui a fait d’elle une femme meilleure, c’est-à-dire plus sûre d’elle, plus sensible, plus consciente, plus libérée... ou juste moins niaiseuse.

- J’AI ENFIN COMPRIS QUE...

Rose-Aimée Automne T. Morin livre un billet touchant sur l’amour et la mort.

Parmi mes amies les plus chères, il y a Amélie et Claire. La première est illustratr­ice, la seconde, directrice artistique. Bref, je suis la seule du trio qui ignore comment manier le fusain. Je ne m’en porte pas plus mal, ça va, merci. Ce soir-là, je les recevais chez moi pour partager un souper. On le fait souvent, sauf qu’habituelle­ment on ne termine pas ça en pleurant. La soirée avait pourtant bien commencé. Du vin sec, des mets juste assez aillés et l’inventaire excitant des projets sur lesquels les filles planchaien­t. Puis, au milieu d’une phrase, Amélie s’est écriée qu’elle avait oublié de nous parler du plus important! Un de ses collègues – gentil, timide et quinquagén­aire – est récemment venu la voir. Pouvait-elle lui expliquer la manière dont elle s’y prenait pour réaliser ses oeuvres? Elle trouvait la question vague, mais son collègue restait avare de précisions. Elle lui a donc simplement montré les rudiments du logiciel Photoshop, il l’a remerciée, puis il a tourné les talons. Le lendemain, il est revenu cogner à son bureau, encore plus gêné. Il lui a tendu un Post-it. Saurait-elle reproduire ce qu’il y avait dessus? Parce que lui, il n’y arrivait pas... C’était un dessin super naïf, fait à l’encre bleue. Une petite bonne femme esquissée rapidement, un ensemble de traits destiné à faire sourire. Juste au-dessus, il était écrit: «Bonne journée.» Il lui a expliqué que c’était une surprise de sa femme, qui est morte subitement cet été. Son décès, il ne l’a pas vu venir. Personne ne s’y attendait, en fait. Depuis plusieurs années, elle avait l’habitude de laisser des notes comme ça dans sa boîte à lunch. Il souriait en les trouvant entre son sandwich et sa pomme. Ça lui faisait drôle de penser qu’il ne mettrait plus jamais spontanéme­nt la main sur l’une d’elles. Il essayait désespérém­ent de préserver celle-là. Il l’avait d’ailleurs recouverte de papier collant en espérant protéger l’encre du passage du temps, mais on voyait bien que ça commençait à pâlir quand même... Amélie a évidemment accepté la mission. Elle l’a menée à bien avec le sens des responsabi­lités d’une chef d’État, la précision d’une chirurgien­ne et «l’empathie d’une mère de tueur», comme chante Richard Desjardins. Quand elle nous a montré sa reproducti­on – absolument identique au tracé initial –, Claire et moi avons été incapables de retenir nos larmes. Trop happées par l’histoire de cet homme qui aime au point de s’accrocher à un Post-it, de cette femme qui aimait au point d’attendrir le quotidien de son homme avec de petits dessins. La remise en question était inévitable: que garderait-on de l’être cher s’il nous quittait demain sans prévenir? Et avait-on suffisamme­nt laissé de preuves de notre amour pour que ceux qu’on désertera restent avec un fragment de ce qu’on a été, de ce qu’on leur a donné? Mesurait-on bien la peine qui allait invariable­ment s’abattre sur notre coeur, un jour ou l’autre? Demain, peut-être. On était ce couple et on l’ignorait. On est tous des amoureux attendant l’esseulemen­t. Et tandis que Claire et moi, on pleurait en rêvant de serrer dans nos bras cet homme qu’on ne connaissai­t même pas, Amélie, les yeux secs, nous a lancé un drôle de regard. Bien franchemen­t, elle ne comprenait pas notre réaction. C’était une belle histoire, non? Il était heureux, son collègue, quand il avait finalement mis la main sur le souvenir impérissab­le de sa douce. Un baume pour son coeur qui avait eu peur de la perdre complèteme­nt aux mains des années qui rongent le papier si précieux. «Et vous savez comme on dit toujours aux gens endeuillés qu’ils n’ont qu’à nous faire signe, si on peut faire quoi que ce soit pour les aider? Habituelle­ment, c’est juste une phrase. On sait très bien qu’on ne peut rien contre la tristesse de la perte. Mais dans les faits, moi, j’ai pu faire quelque chose. Pour une fois, j’ai pu être utile.» Amélie est faite d’une matière différente. Elle doit être composée de lumière. C’est grâce à elle et à son collègue épris jusqu’aux os que j’ai enfin compris que la seule réponse à la mort, c’est l’amour. Celui de la personne qu’on a perdue, celui qu’on continue à lui porter et celui de ces êtres lumineux qui font en sorte que tout cet amour ne disparaiss­e jamais.

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