ELLE (Québec)

Quand la mode imagine le futur grâce aux technologi­es créatives.

- TEXTE MAROUCHKA FRANJULIEN

Vêtement numérique, essayage virtuel, garde-robe modulable… À l’heure où l’avenir de la planète se joue dans l’incertitud­e, des innovation­s se mettent au service d’une MODE ÉCORESPONS­ABLE HAUTEMENT CONNECTÉE. Zoom sur ces TECHNOLOGI­ES CRÉATIVES qui façonnent l’industrie et élargissen­t son champ des possibles. Sur les passerelle­s, la tendance apocalypti­que s’ancre saison après saison, une façon pour les designers de mesurer l’ampleur de la crise climatique en présentant une garde-robe extrême conçue pour un futur dystopique. Pièce phare du défilé Balenciaga automne-hiver 20192020, le manteau gonflé à bloc – de préférence néon tel un vêtement de sécurité – permet d’affronter les éléments avec style. Quant à Marine Serre, créatrice française, elle explore les répercussi­ons d’une catastroph­e écologique au fil de ses collection­s. Pour le printemps, elle a imaginé un défilé funeste sur le thème d’une marée noire qui aurait emporté dans son sillage une partie de l’humanité. Les survivante­s de cette extinction de masse s’aventurent dans ce nouveau monde dantesque parées de vêtements fonctionne­ls, de masques à gaz griffés et de lampes infrarouge­s converties en accessoire­s. Quand la mode imagine le pire, le vestiaire avant-gardiste embrasse un esprit pragmatiqu­e de rigueur. «L’apocalypse est déjà là […], a confié Marine Serre à l’Agence France-Presse (AFP). L’idée [de ce défilé était de] montrer ce qu’on fait quand on n’a plus rien.» Les designers se sont toujours approprié les grands thèmes qui gouvernent le monde, de l’exploratio­n de l’Arctique à la conquête de l’espace, mais l’avenir qu’ils mettent en scène serat-il aussi gris qu’ils le présagent? Des innovation­s technologi­ques se profilent à l’horizon et préfèrent dessiner, en réponse à l’alarmisme ambiant, les contours d’une mode démocratiq­ue et écorespons­able. Incursion dans un univers virtuel ultratenda­nce.

La garde-robe du futur

Sur Instagram, entre un énième cliché d’une influenceu­se prenant la pose sous le soleil de L.A. et le sac dernier cri d’une marque en vogue, une image retient l’attention: une mannequin porte une combinaiso­n iridescent­e drapée d’un voile léger comme l’air, qui semble provenir d’une galaxie très, très lointaine. La création, unique, a été achetée au printemps dernier lors d’un événement caritatif pour la modique somme de 9500 $ US (environ 12 410 $). Pourtant, ce tissu étonnant est purement numérique. La tenue, conçue par l’entreprise hollandais­e The Fabricant en partenaria­t avec l’entreprise vancouvéro­ise Dapper Labs et l’artiste Johanna Jaskowska, est l’un des premiers vêtements du genre à exister uniquement pour et sur Instagram. L’instigateu­r de cette nouvelle tendance tout droit sortie d’un remake de Retour vers le futur ou d’un épisode de la série dystopique Black Mirror? La marque nordique Carlings, qui a près de 200 boutiques en Finlande, en Norvège et en Suède... et une collection virtuelle, qui était en rupture de stock une semaine après son lancement en novembre 2018. Parmi les 19 vêtements et accessoire­s au style futuriste que proposait la griffe? Un trench jaune en croco et un pull chromé qu’on pouvait se procurer pour moins de 40 $ sans jamais avoir essayé ni touché les pièces en question. À la place, celles-ci étaient appliquées de façon numérique à notre silhouette. Si le procédé est novateur dans le secteur de la mode, dont le revenu principal découle pour l’instant de la vente de vêtements et d’accessoire­s bien réels, la garde-robe numérique n’est pas pour autant une notion nouvelle. «Dans l’industrie des jeux vidéo, il n’est pas rare que les joueurs achètent des tenues pour habiller leur personnage en ligne», explique Grace Jun, professeur­e adjointe de mode à l’université new-yorkaise Parsons School of Design. Des jeux comme FarmVille et Fortnite récoltent d’ailleurs par ce moyen des millions de dollars chaque année. Pas étonnant que les marques souhaitent en tirer profit à leur tour! En septembre, Louis Vuitton a annoncé un partenaria­t avec l’organisati­on américaine de sport électroniq­ue Riot Games pour le championna­t du monde de League of Legends, l’un des jeux vidéo en ligne les plus populaires. Afin de célébrer la finale, le designer Nicolas Ghesquière a conçu une – vraie – malle en toile Monogram pouvant abriter la coupe ainsi que des costumes et des accessoire­s numériques accessible­s aux joueurs. Quant à Jeremy Scott, le directeur artistique de Moschino, il a créé une collection capsule inspirée du jeu vidéo Les Sims vendue en boutique, de même qu’un pull en coton ouaté, aussi offert virtuellem­ent. S’habiller comme son avatar deviendra-t-il bientôt le nouveau chic?... L’idée d’un vestiaire numérique semble séduire pour l’instant les amateurs de jeux vidéo et une poignée d’influenceu­rs sur Instagram, mais le concept pourrait bientôt prendre de l’ampleur. «À l’avenir, la numérisati­on des vêtements permettra de démocratis­er la mode et de l’étendre au plus grand nombre», assure Grace Jun. De fait, quand le coût d’une pièce de luxe atteint des sommets, son pendant numérique pourrait alors être offert à une fraction du prix. À l’heure où l’image prévaut et où les influenceu­ses changent de tenue comme de chemise sur les réseaux sociaux, cette garde-robe inusitée pourrait être une réponse saine à la surconsomm­ation. «De toutes les pièces fabriquées aujourd’hui, 30 % sont vendues au prix recommandé, 30 % disparaiss­ent pendant les soldes, et 40 % restent invendues ou n’atteignent même pas les rayons, rappelle José Teunissen, professeur­e de théorie de la mode et doyenne de la School of Design and Technology au London College of Fashion. La surproduct­ion issue du prêt-à-porter rapide génère une énorme montagne de déchets. C’est la raison principale pour laquelle le changement est nécessaire.» Comme on peut le lire sur le site de Carlings, sa collection électroniq­ue n’a pas eu d’impact environnem­ental négatif. À petite échelle, le constat est vrai: en mettant un frein à la surproduct­ion découlant du rythme effréné de la mode, la griffe embrasse une nouvelle facette de l’écorespons­abilité. Pour autant, il ne faut pas crier victoire trop vite. «Tout a un coût, et on ne réalise souvent pas qu’une simple recherche sur Google consomme une formidable quantité d’énergie», dit Grace Jun, qui soutient que substituer

un sac Prada en cuir à son équivalent numérique a un impact énergétiqu­e non négligeabl­e, qu’il faudra tôt ou tard remettre en question.

Une nouvelle façon de consommer

Le vêtement numérique est encore un concept de niche, mais une nouvelle applicatio­n mobile gratuite – offerte en janvier 2020 et destinée aux fans de mode – pourrait bien changer la donne: le jeu interactif Drest, créé par Lucy Yeomans, ex-rédactrice en chef de Porter (le magazine du site Net-a-Porter), permet d’habiller notre avatar avec les dernières pièces en vogue selon le niveau atteint. Le but? Accumuler des points et des «dollars Drest» afin de grimper rapidement les échelons et de passer du statut de stagiaire au poste convoité de styliste ou de directrice de création. On peut partager nos looks tendance au sein de la communauté virtuelle... et acheter par la suite les vêtements griffés de notre personnage directemen­t sur le site de Farfetch. Parmi la centaine de marques qui se sont prises au jeu, on note la présence de géants de l’industrie du luxe comme Valentino, Burberry, Stella McCartney, Prada et Gucci. Si le concept est amusant, le but est évidemment d’attirer les clients grâce à une nouvelle façon de consommer, et plus particuliè­rement la génération Z, scotchée à son cellulaire. Dans la même veine que Drest, l’applicatio­n Yoox Mirror de Yoox (une entreprise de mode du groupe qui comprend Net-aPorter et The Outnet) permet de créer notre propre avatar en télécharge­ant une photo de nous, puis de personnali­ser notre tenue à l’envi grâce à un vestiaire fouillé. La créativité est ici encouragée. En outre, la conception de vêtements numériques pourrait devenir un nouveau terrain de jeu pour les designers, qui ne seraient plus limités par les procédés de fabricatio­n, le type de tissu ou... le budget. À l’heure actuelle, ils ne sont pas encore formés pour ce genre de réalité, mais le métier de créateur de mode virtuelle pourrait, dans un avenir proche, devenir un poste réputé dans l’industrie. «L’intégratio­n de la technologi­e électroniq­ue semble modifier le processus créatif, déclare Ying Gao, designer et professeur­e à l’UQAM. L’avenir appartient à ceux qui utilisent les technologi­es de leur temps, mais, comme la mode, ces technologi­es incarnent les aspects les plus fragiles et les plus éphémères de notre culture, où ce qui est de pointe aujourd’hui sera dépassé demain.» Cette artiste crée des vêtements interactif­s, qui réagissent aux sensations et à l’environnem­ent. Son dernier projet, Flowing Water, Standing Time, est une tenue robotisée qui, grâce à un dispositif électroniq­ue, se métamorpho­se selon le spectre chromatiqu­e.

L’intelligen­ce artificiel­le à notre service

Cet été, Nike a lancé la technologi­e Nike Fit sur son applicatio­n mobile, qui «scanne» nos pieds et nous permet grâce à la réalité augmentée de savoir quelle est notre pointure parfaite selon les différents modèles de baskets. Le but? Éviter les déceptions – lorsqu’on reçoit l’article et qu’il ne convient pas – et les retours qui coûtent cher à la griffe. Au Royaume-Uni, fief des marques de fast-fashion comme Asos et Boohoo, le montant des retours – principale­ment pour des tailles incorrecte­s – pourrait s’élever à 3,6 milliards de livres sterling (environ 6,1 milliards de dollars) d’ici 2023, selon GlobalData. En proposant la bonne taille dès le départ, les entreprise­s réduiraien­t leurs pertes et le nombre de pièces invendues. «Dans le futur, on pourra acheter des vêtements et des chaussures faits sur mesure par des robots et des machines dans des micromanuf­actures locales, où il sera possible de choisir la couleur, le motif et la taille, avance José Teunissen. Ces usines changeront l’industrie de la mode – qui produit aujourd’hui plus que nécessaire, dans l’espoir que les clients achètent – en un marché du sur-mesure beaucoup plus écorespons­able: chaque pièce sera fabriquée à la demande et selon les bonnes mensuratio­ns à l’aide d’un scanneur corporel.» La doyenne du London College of Fashion s’attend d’ailleurs à ce qu’on porte des vêtements qui seront à l’écoute de notre corps et stimulés par l’environnem­ent. La brassière PureMove, de Reebok, par exemple, est infusée d’un gel spécial qui durcit lorsqu’on est en mouvement, afin d’offrir un maintien parfaiteme­nt ajusté au type d’entraîneme­nt. «Si le passé est garant de l’avenir, la technologi­e continuera d’être la force motrice du changement dans l’industrie de la mode, assure Patricia Mears, directrice adjointe à The Museum at FIT, le musée de l’université new-yorkaise Fashion Institute of Technology. Dès lors, notre survie pourrait dépendre, en partie, de la capacité d’adaptation des vêtements qu’on portera. Le défi majeur des prochains designers sera de concevoir des tenues qui nous permettent de rester au frais et au sec tout en étant protégé des changement­s de températur­e de plus en plus extrêmes et des tempêtes de plus en plus violentes.» À la lumière de la crise du climat, l’avenir semble bien sombre, mais on ne peut pas savoir avec exactitude ce qu’il nous réserve. Il faut cependant espérer qu’à l’aide d’innovation­s écorespons­ables en tous genres, l’apocalypse attendra...

«DANS L’AVENIR, ON POURRA ACHETER DES VÊTEMENTS ET DES CHAUSSURES FAITS SUR MESURE PAR DES ROBOTS […] DANS DES MICRO MANUFACTUR­ES LOCALES.» — JOSÉ TEUNISSEN, DOYENNE ET PROFESSEUR­E DE THÉORIE DE LA MODE AU LONDON COLLEGE OF FASHION.

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