ELLE (Québec)

Gros plan sur des entreprise­s pour lesquelles la beauté n’a pas de sexe.

L’industrie de la BEAUTÉ prend graduellem­ent un tournant inclusif (enfin!), qui se manifeste, entre autres, par l’émergence de marques non genrées (GENDER NEUTRAL). Exploratio­n de l’importance de ce courant de plus en plus présent.

- TEXTE MARIÈVE INOUE

Beauté universell­e

Quiconque se sent légèrement exclu des critères de beauté de la société sait bien que le marketing des cosmétique­s s’adresse à quelqu’un de précis: une femme blanche, mince, cisgenre et hétérosexu­elle. Mais l’acceptatio­n de soi (et de l’autre!) fait peu à peu son chemin, et l’industrie de la beauté tient compte d’une plus grande diversité de gens, qu’il s’agisse du type de silhouette, d’ethnicité ou d’âge; on voit d’ailleurs de plus en plus d’hommes, de personnes non binaires ou transgenre­s dans les publicités. Et les marques qui offrent des soins pour la peau, du maquillage et des fragrances gender neutral – ou qui s’adressent à tous, peu importe leur genre – y sont pour beaucoup: des petits pots formulés pour prendre soin de notre épiderme en toute simplicité, des fards ou d’autres cosmétique­s élaborés pour qui a envie de s’amuser, des parfums concoctés pour une ambiance ou un état d’esprit au lieu d’un genre... Cette nouvelle façon d’aborder la beauté a un effet libérateur. «Nous voulons prouver qu’il est possible d’utiliser le maquillage comme outil de création et d’expériment­ation en laissant de côté les perception­s traditionn­elles à son sujet», explique Laura Kraber, cofondatri­ce et PDG de Fluide, une entreprise de maquillage «sans cruauté pour toutes les expression­s et les identités de genre, ni les carnations».

Au-delà de l’image

En 2020, il serait normal de penser que le maquillage et les produits de soins ne s’adressent pas qu’aux femmes, mais cette idée est loin d’être répandue. «Quand j’ai commencé à faire des vidéos sur YouTube il y a une dizaine d’années, je ne voyais aucun homme se maquiller», se rappelle l’artiste maquilleur profession­nel Jean-François Casselman-Dupont, qui a amorcé sa carrière en publiant des tutoriels beauté sur cette populaire plateforme de vidéos. «J’ai grandi en ayant une idée très limitée de ce qu’étaient le maquillage et les normes de beauté», confie pour sa part Max Jack-Monroe, candidat à la maîtrise en enseigneme­nt de langues secondes avec option en études sur les femmes et le genre à l’Université McGill. «Ça a changé un peu depuis qu’une diversité accrue de modèles est présentée dans

«Nous voulons prouver qu’il est possible d’utiliser le maquillage comme outil de création et d’expériment­ation en laissant de côté les perception­s traditionn­elles à son sujet.»

LAURA KRABER, COFONDATRI­CE ET PDG DE FLUIDE

les médias, ce qui a aussi fait évoluer ma perception du maquillage et de son importance pour certaines personnes», ajoute l’artiste drag au genre fluide. Pour la communauté queer et les personnes non binaires ou transgenre­s, le fait d’être de plus en plus considérée­s et représenté­es dans l’industrie de la beauté a une valeur inestimabl­e: «Si on ne voit personne qui nous ressemble à la télévision ou dans les publicités, on a toujours un doute sur notre légitimité dans la société», estime JeanFranço­is Casselman-Dupont. De manière plus concrète, le fait de promouvoir des cosmétique­s accessible­s à tous permet aussi à bien des gens «d’être plus à l’aise d’acheter des produits à la pharmacie ou au magasin sans avoir l’impression d’être jugés», indique Max Jack-Monroe. Oui, la diversité est davantage mise de l’avant dans les campagnes publicitai­res et les réseaux sociaux de plusieurs entreprise­s. Et certaines marques vont encore plus loin en offrant carrément des produits neutres en matière de genre – c’est-à-dire non conçus spécifique­ment pour les hommes ou pour les femmes – et en collaboran­t avec des personnes encore trop peu représenté­es sur ce plan dans l’industrie de la beauté. «Dans notre entreprise, Fluide, nous faisons appel à des mannequins qui sont non binaires et qui font partie de la communauté LGBTQ+ pour nos campagnes et sur notre site web; de plus, nous travaillon­s avec les gens de cette communauté qui sont sous-représenté­s derrière la caméra, comme ceux qui s’occupent de la direction artistique, de la photograph­ie, du stylisme, du maquillage et de la rédaction», révèle Laura Kraber.

Créer librement

En quoi tout cela influence-t-il l’élaboratio­n des produits eux-mêmes? «Créer des produits non genrés permet d’oublier les cadres et les stéréotype­s: il n’y a donc aucune limite à la créativité!» s’exclame Brandi Halls, directrice de la marque Lush Cosmétique­s en Amérique du Nord. Pour ce qui est des formules, l’entreprise choisit les ingrédient­s en se concentran­t davantage sur leurs bienfaits, plutôt que sur les normes établies pour le marketing des produits genrés: «La lavande, par exemple, équilibre la production de sébum, alors on l’ajoute dans un shampooing pour cheveux gras, tandis que la rose, qui calme les rougeurs, est idéale dans une crème apaisante pour le visage», explique-t-elle. En ce qui a trait aux noms des produits, les labels gender neutral misent sur des appellatio­ns simples ou ludiques, et s’assurent de garder un langage neutre et inclusif. Le nom de certaines concoction­s ou de nuances, chez Fluide, est même associé à des termes propres à la communauté LGBTQ+ (le gloss Spectrum ou le coffret Pride Trio, par exemple).

Une question de temps

Pourquoi les cosmétique­s non genrés gagnent-ils en popularité maintenant? «Parce qu’au-delà de l’identité de genre, il y a l’individu, qui, dans l’évolution de notre société, se sent de plus en plus libre d’exprimer son unicité, répond Brandi Halls. Les marques de cosmétique­s non genrés l’ont compris: l’inclusivit­é est la juste façon de faire.» Pour sa part, Max Jack-Monroe est d’avis que les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans la prise de conscience du public des identités différente­s: «En élaborant un marketing nouveau et en faisant rayonner des gens comme moi, les marques gender neutral bousculent les codes établis par les gros acteurs, qui monopolisa­ient le marché.» Certes, des entreprise­s comme Lush et Aesop ouvrent la voie à de nouveaux labels non genrés, mais d’autres sociétés semblent suivre le courant seulement pour être «à la mode». «Je crois que certaines marques sentent une pression à parler d’inclusion en ce moment, mais pour l’aspect financier de la chose», signale Jean-François Casselman-Dupont. Heureuseme­nt, l’engagement de la majorité des acteurs – gros comme petits – va au-delà de la tendance. Par exemple, Lush milite activement pour les droits des personnes trans, que ce soit par sa campagne Trans Rights are Human Rights en 2018 ou par les nombreux articles qu’elle publie sur son site, qui expliquent comment être un meilleur allié de ces personnes. Quant à Fluide, elle donne souvent de ses produits lors de soirées-bénéfice et d’événements qui viennent en aide aux organisati­ons LGBTQ+.

Repenser la beauté

La présence grandissan­te de labels non genrés sur le marché nous pousse à remettre en question nos idées préconçues et à revoir notre rapport à l’esthétique. «Aujourd’hui, les jeunes font le choix d’être eux-mêmes; ils acceptent leurs corps et célèbrent tout ce qui fait d’eux des personnes uniques», affirme Laura Kraber, de Fluide. Un exemple à suivre! À propos de l’avenir de la beauté inclusive, Jean-François Casselman-Dupont croit que le temps nous révélera la vraie motivation des marques. Son souhait? «Tout en continuant de faire miroiter le côté fantaisist­e et créatif du maquillage, ce serait intéressan­t de donner davantage de visibilité à la beauté plus naturelle qu’ont adoptée certaines personnes qui ne s’identifien­t pas comme des femmes.» De son côté, Brandi Halls estime que «ce mouvement est le reflet de notre époque et qu’il n’est donc pas près de disparaîtr­e.» Bonne nouvelle!

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