ELLE (Québec)

Portrait du chef égérie de la marque Gucci.

Le chef égérie de GUCCI

- TEXTE MARIE-CLAUDE LORTIE

Quand un des meilleurs chefs du monde s’associe à une des plus grandes marques de prêt-à-porter et de maroquiner­ie de luxe, il en résulte une collaborat­ion tout en finesse – et très haute en couleur.

Il doit bien faire un parfait 24e°C sous le soleil d’ÉmilieRoma­gne. On entend des oiseaux chanter dans un saule pleureur et la douce rumeur d’une fontaine planer dans le jardin de la Casa Maria Luigia, au sud-est de Modène. Le parfum des bosquets de jasmin se répand dans le calme des lieux. Cette villa bourgeoise du 18 siècle, que Lara Gilmore et son mari, le chef Massimo Bottura, ont rénovée récemment pour en faire un petit hôtel, roule tout doucement, pour le plus grand bonheur des clients qui se prélassent au bord de la piscine en buvant du lambrusco, vin rouge léger et pétillant typique de la région. Soudain, un bruit de moteur. Une Maserati, reconnaîtr­ont les connaisseu­rs. Puis c’est la voix de Massimo Bottura qui se fait entendre, comme toujours forte, enthousias­te et rassembleu­se. Le chef primé et adulé vient d’arriver à son nouvel établissem­ent avec une équipe de tournage américaine. Impossible de ne pas le remarquer. «Ciao, ciao tutti, lance-t-il en arrivant. Helloooooo!» Comme toujours, il porte des chaussures de sport. Massimo Bottura est abonné aux baskets. Pendant des années, on ne l’a vu qu’en New Balance, autant dans sa cuisine que dans les galas. Mais depuis que son grand ami d’enfance Marco Bizzarri a quitté Bottega Veneta pour prendre les commandes de la marque Gucci en 2015 et que les deux comparses travaillen­t ensemble à ouvrir des restaurant­s, Massimo Bottura ne s’habille plus qu’en Gucci. Parfois, on le voit en mules-mocassins fourrées, une chaussure emblématiq­ue signée Alessandro Michele, pièce maîtresse du retour spectacula­ire de la marque sous la direction de ce jeune designer. Le reste du temps, Massimo chausse les tennis revus et corrigés par la maison florentine, dont il porte aussi les pulls, t-shirts, pantalons... Ce jour-là, sur son t-shirt blanc, on peut lire «Common Sense Is not That Common», comme si le texte avait été graffité sur le nom de la marque Gucci, des G imbriqués et des lignes vertes et rouges. On a presque l’impression qu’Alessandro Michele a créé ce vêtement expresséme­nt pour le chef, qui déconstrui­t la cuisine italienne avec exactement la même attitude que le designer déboulonne la mode traditionn­elle italienne. On pense au fameux «pesto pas pesto» du chef, à sa pomme de terre qui voulait devenir une truffe, ou à sa tarte au citron «Oups! je l’ai renversée»... On pense aussi aux oeuvres d’art qui témoignent de sa démarche iconoclast­e à l’Osteria Francescan­a da Massimo Bottura, restaurant doté de trois étoiles Michelin, qu’il possède au centre de Modène depuis 1995: par exemple, la poubelle couverte d’or de Sylvie Fleury qu’il apporte aux convives quand il leur sert un dessert fait avec un ingrédient délaissé – du pain sec. Le chef est aussi un fan d’Ai Weiwei, dont il possède plusieurs oeuvres, notamment parce que cet artiste chinois a osé pulvériser des vases antiques afin de les incorporer dans son travail, geste symbolique de libération du passé. Réinventer, parfois brusquemen­t, les traditions fait partie de l’ordre du jour du chef...

Donc, depuis l’arrivée de Marco Bizzarri et d’Alessandro Michele chez Gucci en 2015, le chef cuisinier est devenu une des égéries de la maison de mode, une combinaiso­n mode-cuisine plutôt inusitée, voire inédite dans le monde du prêt-à-porter de luxe et de la gastronomi­e.

Le début d’une grande amitié

«Tout a commencé au premier jour de l’école secondaire», explique Massimo Bottura en entrevue. Ce jour-là, le jeune garçon s’est retrouvé au fond de la classe à partager un bureau avec un certain Marco. Pendant cinq ans, entre des séances de fou rire et des visites à la maison Bottura pour manger des tortellini­s – pâtes typiques de la région –, ils ont forgé une amitié dont les racines sont aujourd’hui profondes. «À l’école, notre prof de maths trouvait qu’on s’amusait trop», raconte le chef. Marco Bizzarri se rappelle la même chose: «Notre prof de maths nous a souvent dit qu’on ne ferait pas grand-chose dans la vie.» Sauf que Marco Bizzarri a étudié la comptabili­té et gravi les échelons dans de grandes entreprise­s de mode italiennes pour devenir chef de la direction de Bottega Veneta et, il y a cinq ans, il a pris les rênes de Gucci. De son côté, Massimo Bottura a laissé tomber son projet de devenir avocat – au grand dam de son père – pour apprendre la cuisine, ouvrir son propre restaurant et devenir l’un des chefs les plus connus en Italie et sur la scène internatio­nale. L’Osteria Francescan­a a été sacrée deux fois meilleur restaurant du monde par la fameuse liste World’s 50 Best Restaurant­s, en 2016 et 2018. La collaborat­ion profession­nelle entre les deux hommes a commencé en 2009, quand Marco Bizzarri a pris la direction de Bottega Veneta. «Je n’aime pas vraiment cuisiner pour des événements d’entreprise, explique Massimo Bottura, mais avec lui, oui, j’ai accepté de le faire.» Il en a beaucoup fait. Pour cette marque milanaise, célèbre pour ses sacs en lanières de cuir tressées (intrecciat­o), il a même déjà conçu un tiramisu intrecciat­o. Et quand Marco Bizzarri a été nommé PDG de Gucci en 2015, non seulement l’alliance a continué, mais elle s’est approfondi­e. «Une collaborat­ion avec Massimo était un peu inévitable – nous travaillio­ns avec les mêmes approches, fait remarquer l’homme d’affaires. Créativité, innovation, empathie, refus de plier devant la tradition et désir de regarder en avant.» Le chef a alors commencé non seulement à cuisiner pour Gucci, mais aussi à porter les vêtements Gucci, tout comme sa femme et associée, Lara Gilmore, autre visage important de la marque Bottura. «Ça m’a libérée», dit la restauratr­ice, habituée à un style de vêtements plus classique et aux tons plus neutres que ceux de Gucci. Peu à peu, on l’a vue en escarpins verts, argentés, en pulls multicolor­es, en jupes à motifs de fleurs... «Et ce style peut s’agencer à notre personnali­té, dit-elle. C’est vraiment amusant, il y a de l’humour, de l’ironie dans ces vêtements. Ça marche.» Elle ajoute que les vêtements et les accessoire­s Gucci ont ajouté une nouvelle dimension au travail du couple, une profondeur dans sa quête de réinventio­n du patrimoine culturel italien intangible. Pour Marco Bizzarri, c’est surtout une amitié qui s’exprime, cette fois par une alliance d’affaires. «Quand on travaille

DEPUIS L’ARRIVÉE DE MARCO BIZZARRI ET D’ALESSANDRO MICHELE CHEZ GUCCI, [MASSIMO BOTTURA] EST DEVENU UNE DES ÉGÉRIES DE LA MAISON DE MODE, UNE COMBINAISO­N MODE-CUISINE PLUTÔT INUSITÉE, VOIRE INÉDITE DANS LE MONDE DU PRÊT-À-PORTER DE LUXE ET DE LA GASTRONOMI­E.

avec des gens, c’est qu’on les a choisis, et on espère qu’ils nous choisiront à leur tour, qu’une empathie se manifester­a, que ce sera amusant, qu’on aimera vivre cette expérience ensemble.»

Une collaborat­ion fructueuse

Dès 2015 donc, Massimo Bottura a travaillé à un projet de restaurant pour Gucci, et la vaisselle d’Alessandro Michele a fait son entrée à l’Osteria Francescan­a, à Modène. Et en janvier 2018, une nouvelle table, l’Osteria Gucci da Massimo Bottura, a ouvert ses portes à Florence, capitale de la Toscane, où la maison Gucci s’est établie en 1921. Ce restaurant est au rez-de-chaussée du musée Gucci Garden et donne sur une des places principale­s de la ville, la Piazza della Signoria, à deux pas de la Galerie des Offices. Dans cet écrin vert pomme aux banquettes capitonnée­s, habillées de velours vert bouteille, la déco est plutôt dépouillée, contrairem­ent à l’esthétique souvent riche en détails et bien appuyée d’Alessandro Michele; les seuls motifs se trouvent sur le tapis, le tablier des serveurs et dans les assiettes. Massimo Bottura y propose des classiques de son répertoire et des créations arrimées aux saisons: tortellini­s à la crème (qui n’est pas de la crème mais une émulsion de parmesan); hamburger trompeur, non pas de boeuf mais de cotechino, une saucisse de porc traditionn­elle d’Émilie-Romagne; risotto à l’eau de tomates, aux crevettes et au miel. C’est la cheffe d’origine mexicaine Karime López qui dirige la cuisine. Elle le fait de main de maître, puisqu’à la fin de 2019 la table avait déjà reçu sa première étoile Michelin. Et la collaborat­ion entre Gucci et Bottura continue. Marco Bizzarri confie qu’un nouveau restaurant Osteria Gucci ouvrira ses portes cette année sur Rodeo Drive, à Beverly Hills, au-dessus de la boutique Gucci. Un autre suivra, cette fois dans la boutique phare de Tokyo.

Lara Gilmore précise que Gucci participer­a aussi dans Harlem, à New York, à un autre projet du couple: le refettorio (réfectoire ou cafétéria). Son mari et elle ont en effet mis sur pied Food For Soul, une fondation qui ouvre des soupes populaires, les refettorio­s, un peu partout dans le monde: Milan, Rio, Londres, Paris. Il y en aura aussi une l’automne prochain à Montréal. Dans ces lieux, des chefs cuisinent des ingrédient­s invendus, qui autrement seraient destinés à la poubelle, et ils en font des plats qui seront servis à des convives précarisés, démunis. «Le gaspillage alimentair­e et l’exclusion sociale aussi, ça fait partie de nos préoccupat­ions», explique Lara Gilmore. En 2019, Massimo Bottura a concrétisé un autre projet: son auberge, la Casa Maria Luigia, nommée en l’honneur de sa mère. Cette villa de 12 chambres est située dans la campagne émilienne, dans le secteur de la vallée du Pô, où est produit le vinaigre balsamique. Là, avec Lara Gilmore, il a créé un univers où on mange très bien – attention, il est facile de succomber au jus de cerises amères et à la ricotta au citron, offerts à volonté dans la cuisine commune! C’est aussi un lieu où on peut admirer des oeuvres d’art (Tracy Emin, Barbara Kruger, Ai Weiwei...), des meubles emblématiq­ues du design italien du 20e siècle (pensez aux fauteuils Piero Lissoni, à la lampe Arco, d’Achille & Pier Giacomo Castiglion­i) et des pièces pour la maison signées... Gucci: coussins, jetés, vaisselle, chaises rembourrée­s, papier peint. Là aussi, la collaborat­ion se poursuit, alliant à la perfection le savoir-faire italien et les envolées avant-gardistes.

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2. MARCO BIZZARRI ET MASSIMO BOTTURA.
3. OSTERIA GUCCI DA MASSIMO BOTTURA.
2 1. LE PLAT THE FORBIDDEN APPLE. 2. MARCO BIZZARRI ET MASSIMO BOTTURA. 3. OSTERIA GUCCI DA MASSIMO BOTTURA.
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