ELLE (Québec)

MENSTRUATI­ONS

Et si on cessait de n’en parler qu’à demi-mot?

- TEXTE VÉRONIQUE GRENIER

On devrait pouvoir se parler de menstruati­ons. Vraiment. Entre nous. Collective­ment. Ailleurs que dans des publicités qui laissent croire que c’est une semaine pendant laquelle on tourne en rond en souriant dans un champ sous le soleil. Cet article ne souhaite arriver qu’à cette conclusion: qu’on parle de menstruati­ons collective­ment. Parce que, même en 2020, ce n’est pas un sujet dont on discute «librement» sans employer un euphémisme ou baisser le ton. Le mot même existe à peine: on est «dans sa semaine» (psitt: l’étymologie du mot menstruati­ons vient notamment du latin mensis qui signifie «mois»), «patchée», «dans le rouge», et c’est rarement une phrase énoncée avec autre chose qu’une moue, un petit dégoût au visage.

«Tu es une femme, maintenant!»

Sans doute cela a-t-il à voir avec le fait qu’à part quelques mères très enthousias­tes qui accueillen­t les premières menstruati­ons de leur fille avec débordemen­t et un très lourd «Tu es une femme, maintenant!» (affirmant du même coup que le féminin n’est qu’une question de possible reproducti­on), dès le tout début, on souhaite que ce soit passé sous silence, que ce ne soit pas un objet de discussion familiale, surtout pas à table, que ça se termine et qu’on n’ait pas à y penser avant la prochaine fois. Parce que «c’est» déjà là. Implanté: il faut que ce soit caché. C’est aussi le début de la suspicion. De la nécessité de «se protéger», de prévoir, de penser à la contracept­ion.

Vivre son corps comme le lieu d’un risque. C’est souvent un des seuls aspects à propos duquel une discussion aura lieu, sur lequel on insistera.

Alors qu’il y a toutes les «surprises» qui pourraient ne pas en être: les caillots, la quantité de sang, ce qui se produit lorsqu’on éternue ou qu’on doit passer de la position couchée ou assise à debout, le fait que les écoulement­s s’interrompe­nt dans l’eau. Ou encore l’ensemble des inconforts possibles: un cycle irrégulier, des ballonneme­nts, de la constipati­on, de la diarrhée, des maux de tête, une irritabili­té, une sensibilit­é particuliè­re, le corps qui enfle, une prise de poids. À moins de lire sur le sujet, ce sont des choses qu’on apprend «sur le tas», avec les répétition­s, les variations, le temps. On en vient à connaître son cycle, à comprendre que c’est normal, qu’il faut vivre avec, ou à normaliser des états qui ne le sont pas et qui mériteraie­nt une attention médicale particuliè­re, comme l’endométrio­se ou encore le syndrome dysphoriqu­e prémenstru­el, qui ne touche que 2 % des personnes menstruées, mais pour lequel «certaines ne consultent pas parce que c’est tabou, c’est une souffrance qu’on occulte et qui peut facilement passer pour autre chose si ce n’est pas considéré adéquateme­nt», comme le souligne Marie-Eve Boisvert, psychiatre au CISSS de la Montérégie-Est.

Occasions ratées

Ce qui est aussi appris et vécu, ce sont toutes les occasions où le fait d’avoir des menstruati­ons peut s’accompagne­r d’une forme d’invalidati­on de ses émotions ou de ses réactions parce que ces émotions et ces réactions ont nécessaire­ment à voir, et juste à voir, avec des variations hormonales. Ce sont les classiques «t’es-tu dans ta semaine?», «t’es-tu SPM?», «calme-toi les hormones», auxquels on ne sait jamais trop quoi répondre tellement c’est absurde, mais aussi parce qu’il arrive que oui, certaines émotions sont davantage vécues avec acuité en raison du cycle menstruel. On vit alors avec le paradoxe suivant: reconnaîtr­e la situation, c’est réduire le genre féminin à n’être que le jouet de ses hormones; et ne pas la reconnaîtr­e, c’est persister à alimenter la mécompréhe­nsion. Il y a aussi la dévalorisa­tion, qui va des associatio­ns lourdes de préjugés – celles que peuvent faire des maires de village au period shaming (le fait d’intimider une personne parce qu’elle est menstruée) – jusqu’à l’exclusion: le rapport de l’Unesco intitulé Éducation à la puberté et à la gestion de l’hygiène

«Les femmes menstruées ne peuvent pas prendre de décision éclairée.» MICHEL LEMAY, LE MAIRE DE SAINT-BARNABÉ (QUÉBEC), NOVEMBRE 2019

menstruell­e (2014) indique qu’environ une fille sur dix manque des jours d’école parce qu’elle est menstruée, ce qui peut équivaloir à 20 % de sa scolarité chaque année. Il y a également toute la désinforma­tion, l’incompréhe­nsion et la mécompréhe­nsion véhiculées à propos du cycle menstruel et de sa gestion (Twitter regorge d’anecdotes croustilla­ntes et un peu tristes à ce sujet). Certains croient que «ça se contrôle», d’autres font des calculs faciles sur le nombre de serviettes ou de tampons nécessaire­s aux femmes chaque mois (pour les juger, en fait, quand elles disent que ça leur coûte cher). Le journal Le Monde rappelait, en juillet 2019, que la science s’intéresse encore trop peu aux menstruati­ons et à ce qui gravite autour d’elles, en soulignant notamment qu’il «existe cinq fois plus d’études consacrées aux dysfonctio­nnements érectiles qu’au syndrome prémenstru­el, alors [que ce syndrome] touche beaucoup plus de gens: neuf femmes sur dix, [comparativ­ement à] moins d’un homme sur cinq pour le [dysfonctio­nnement érectile]». Et c’est finalement, encore au 21e siècle, une cause de décès. Le journal britanniqu­e The Guardian rapportait en septembre 2019 qu’une jeune fille de 14 ans, que son professeur avait dénigrée en classe parce qu’elle avait eu ses premières menstruati­ons (il avait dit d’elle qu’elle était «sale») s’était suicidée à la suite de ces commentair­es. En décembre, au Népal, Parwati Budha Rawat est morte dans une hutte de réclusion où doivent rester les femmes qui ont leurs menstruati­ons. Cette pratique est illégale mais a encore lieu dans certaines communauté­s. Bref, être menstruée ne vient pas sans une certaine lourdeur.

Le poids du tabou

Le tabou pèse lourd dans la balance, dans les occasions où on aurait pu voir avec justesse ce que sont les menstruati­ons. Les femmes d’aujourd’hui sont les héritières de siècles passés, à traîner l’impureté, la saleté. À devoir vivre dans la honte ressentie lorsqu’un tampon est vu dans une poche ou qu’il y a une tache de sang sur un pantalon. Pour la plupart des femmes, c’est une chose qui se gère machinalem­ent. Avec quelques hoquets. Notamment la douleur des crampes menstruell­es. Douleur vécue dans le silence, peu partagée, qu’elles doivent endurer et pour laquelle il y a très peu de sympathie, contrairem­ent à une migraine ou un rhume. Ou encore ce rapport particulie­r à la sexualité. Dans certains couples ou pour certaines personnes, c’est systématiq­uement perçu comme étant un moment d’indisponib­ilité à la sexualité (par dégoût du sang, baisse de désir, etc.); il y a aussi les orgasmes pouvant être ressentis plus fortement par certaines femmes lorsqu’elles sont menstruées. Le sang semble le bouc émissaire. Il ne doit pas être vu, exposé, sous peine de subir le jugement d’Instagram (la poétesse Rupi Kaur, autrice de Milk and Honey, a vu une de ses photos, sur laquelle on voyait du sang menstruel, retirée de la plateforme) ou celui de centaines d’individus outrés lorsqu’on utilise un liquide rouge plutôt qu’un liquide bleu dans les publicités pour produits hygiénique­s. «Cachez ce sang que je ne saurais voir», pour paraphrase­r Molière. On assiste ici au double standard du sang: celui des combats de boxe, du MMA (arts martiaux mixtes) et celui qui est versé sur les champs de bataille sont glorieux; certains frémissent à le voir et on en tartine les films. Mais celui qui s’écoule du vagin est honteux [insérez une moue dubitative].

C’est sans doute à cause de tout cela, de la fatigue de porter un poids, de vivre dans le silence, que plusieurs femmes cherchent à réhabilite­r les menstruati­ons, à

«toutes les femmes. en moi. sont fatiguées.» NAYYIRAH WAHEED

faire en sorte qu’elles recouvrent un mot et une réalité qu’on puisse voir et nommer sans rougir. Faire exister réellement une chose, c’est permettre sa reconnaiss­ance, c’est la traiter adéquateme­nt et entièremen­t, c’est faciliter sa compréhens­ion. La réappropri­ation peut commencer à s’exprimer par un superpouvo­ir, comme le clame une citation qui circule souvent sur les réseaux sociaux: «Quoi que tu fasses, je peux le faire en saignant.» (traduction libre de «Whatever you do, I do it bleeding».); ou encore par le partage d’images montrant du sang menstruel, qu’on s’habitue à voir ailleurs que dans la cuvette ou sur une serviette. Il y a aussi le free bleeding, mouvement apparu dans les années 1970 et qui consiste à laisser couler librement le sang sans utiliser de protection. Le souci dans tous les cas est de normaliser au sens fort du terme ce qui est vécu: bien que la plupart des gens savent que la moitié de l’humanité est menstruée, peu d’entre eux acceptent d’en reconnaîtr­e les enjeux et d’en souligner l’existence au quotidien. Ça facilitera­it pourtant la vie d’un grand nombre de personnes, celles des jeunes filles, entre autres, qui pourraient vivre leurs premières menstruati­ons avec plus de légèreté, moins d’appréhensi­on.

En fait, tout cela revient à l’idée toute simple de pouvoir vivre les choses librement. Célébrer ses menstruati­ons, en faire une fête chaque mois; en être découragée; être heureuse de pouvoir accomplir tout ce qu’il y a à faire malgré cela; avoir la possibilit­é de rester écrasée en linge mou, dans un coin, pendant un jour ou deux, parce que ça fait mal; ne pas être exclue de sa communauté; ne pas en mourir.

«Menstrulut­ions»

Il faut peut-être laisser un espace pour le rêve, se demander ce qui se passerait s’il y avait un congé, non pas de «maladie», mais de «repos» (à prendre sans culpabilit­é) pour celles qui ne peuvent pas se déplacer au début de leurs règles, parce que leur SPM est trop fort? En Suède, par exemple, il existe des entreprise­s «règles

friendly» qui offrent ce type de congé. Que se passerait-il si on développai­t un sens du care qui prenne en compte les douleurs menstruell­es? Il y aurait peut-être là un début de révolution, une brèche dans l’apprentiss­age que les femmes font si tôt dans leur vie: ce sont elles qui se soucient du jugement, plient souvent sous la douleur, la ravalent. Et si, une fois par mois, lorsqu’elles sont pliées en deux, un père, un frère, un conjoint, un fils prenait la peine de mettre un sac Magique dans le micro-ondes et allait chercher des Tylenol? Si on s’occupait de la «précarité menstruell­e» – pour les femmes (itinérante­s, détenues, jeunes filles) qui n’ont pas accès ou suffisamme­nt accès à des protection­s hygiénique­s et qui ne peuvent contenir leur flux menstruel ou se changer au moment requis, ce qui cause un stress important? Si on offrait des tampons ou des serviettes hygiénique­s gratuites, voire des diva cups? Si on en parlait autant aux jeunes garçons qu’aux filles, afin qu’ils prennent conscience que ça les concerne eux aussi, au lieu de les faire sortir de la classe lorsque le sujet est abordé? Et tant qu’à rêver, pourquoi ne pas songer à réinventer le vocabulair­e? Parce que «serviettes sanitaires» et «produits hygiénique­s», ça n’aide pas à enlever l’aura de «saleté» qui entoure le phénomène.

On devrait pouvoir en parler. Ça permettrai­t de voir, à grande échelle, ce qui se vit. Ça permettrai­t d’atténuer les malaises, les douleurs. Ça permettrai­t de s’accueillir un peu plus et de réduire les écarts, qui ne sont que dans les têtes. Parce que les femmes menstruées travaillen­t, lisent, vont au gym, gèrent des entreprise­s, pleurent, font le souper, donnent le bain aux enfants, sans que ça paraisse. Elles redoublent souvent d’efforts même, pour que ça ne paraisse pas. Ce serait peut-être le temps de «slaquer».

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