ELLE (Québec)

L’animateur prend la parole… et tend le micro.

FLAMBOYANT, SENSIBLE, EXIGEANT. JAY DU TEMPLE EST DE CEUX QUI CROIENT QU’ENSEMBLE, ON PEUT FAIRE MIEUX. CET HUMAIN QUI, SOUS LE VERNIS, SE CONSTRUIT EN NUANCE, EN COMPLEXITÉ ET EN COULEUR LANCE UN APPEL À L’AUDACE ET À LA VULNÉRABIL­ITÉ.

- TEXTE EMILIE VILLENEUVE PHOTOGRAPH­IE SHAYNE LAVERDIÈRE STYLISME NARIMAN J MISE EN BEAUTÉ STEVEN TURPIN DIRECTION DE CRÉATION ANNIE HORTH

De Montréal, il faut suivre les indication­s pour New York, puis, après une trentaine de minutes, bifurquer dans les terres agricoles. La maison est modeste, enlacée par des arbres matures. Je reste quelques secondes dans ma voiture, le temps de rassembler mon carnet, un crayon et mes esprits. Dehors, une musique monte: Passive Agressive, la bombe que Charlotte Cardin vient de larguer. Je me sens observée, alors je lève les yeux: Jay est là qui danse dans l’allée en souriant. Un bonnet vissé sur le crâne, il sourit largement et m’invite à entrer, à traverser sa maison et à le suivre dans la cour. L’air est frais, le café est chaud, et le soleil nous veut du bien.

Je lui demande d’abord s’il habite cette jolie maison centenaire absolument vide – si ce n’est une cafetière espresso. «Je l’ai achetée quand j’étais en Afrique du Sud l’année dernière [pour Occupation double], et les travaux d’aménagemen­t devaient commencer en mars 2020.» Ceci explique cela. Un canevas vierge, un nid en devenir donc, mais déjà un lieu avec une âme. «En vendant mon condo en ville, j’ai eu un genre de vertige. Des amis m’ont dit que je faisais une erreur en déménagean­t sur un rang, mais je pense que je suis rendu là.» Très ouvert, il explique son hésitation à réaliser ce projet seul, sans partenaire de vie. Depuis le balcon arrière qui surplombe le terrain en friche, il pointe la pièce jouxtant la cuisine. C’est là qu’il prévoit installer le bureau où il écrira son prochain show.

OSER EXIGER MIEUX

Quelque chose a changé chez l’animateur au cours de la dernière année. Ce n’est pas Jay qui le dit, c’est moi. Et j’affirme cela parce qu’à l’écoute de son balado, Jay Du Temple discute, ça s’entend. Entre le premier épisode de juin 2019 et aujourd’hui, l’évolution est flagrante. Non seulement les invités (d’abord sa garde rapprochée, beaucoup de boys humoristes, puis des personnali­tés plus militantes, une neuropsy, une sexologue, etc.) se sont diversifié­s, mais les conversati­ons ont gagné en profondeur. Que s’est-il passé? «Avec la nouvelle vague de dénonciati­ons, le Black Lives Matter, la pandémie, les masques, la sécurité... Ça pétait de tous bords tous côtés. J’avais de la peine, j’avais peur, j’étais choqué, et j’étais incapable de faire autre chose que de parler de ces sujets-là sur le podcast.» Et vous savez quoi? Le nombre d’auditeurs a rapidement augmenté dans les derniers mois: «Visiblemen­t, je ne suis pas le seul qui a besoin qu’on parle de ces sujets-là.»

Mais il n’y a pas que les sujets qui captent l’attention. Il y a aussi la manière dont on en discute: «J’ai toujours pensé que j’étais quelqu’un qui naviguait dans une zone grise, qui ne voulait pas se prononcer... Mais là, y a trop d’affaires qui me dérangent. C’est la première fois que je dis: “Non! ça n’a pas d’estie de bon sens!”» Jay s’anime, tout son corps exprime sa révolte par rapport aux agressions sexuelles et au racisme systémique, entre autres. Sur le bout de sa chaise pliante, il fait d’amples gestes avec ses mains aux ongles pastel. «J’ai compris que je pouvais me révolter tout en étant à l’écoute, dans l’échange et dans le partage. Mais je me donne le droit d’être outré et de souhaiter mieux; d’être exigeant.»

Qu’il discute de consenteme­nt, d’éducation sexuelle ou de crise dans le milieu culturel, cet exercice sans filet lui fait le plus grand bien. Non seulement parce que Jay nourrit ainsi sa propre réflexion, mais aussi parce qu’il pratique de mieux en mieux l’art de l’écoute. «Ça m’aide même dans les conversati­ons que j’ai pendant les soupers d’éliminatio­n avec les candidats d’OD chez nous. Je grandis, j’apprends des choses, j’apprends sur moi.» Seul hic: ça fait un peu peur à sa mère, qui lui rappelle parfois qu’il a une belle carrière et que ses prises de position pourraient déplaire à certaines personnes. Peut-être, mais Jay a décidé d’assumer.

«J’ai envie d’être exigeant envers le milieu où je travaille et la société dans laquelle je vis. Des fois, je me dis qu’on pourrait vraiment être meilleurs que ça. Dans mon podcast, ça se passe en temps réel. Je réfléchis à voix haute, je ne connais pas toutes les réponses. Un peu comme pour le stand-up, je n’ai pas le choix de m’améliorer devant le monde.»

Ce perfection­niste devant l’Éternel semble toujours marcher sur un fil très tendu, d’une part par ses propres exigences et, de l’autre, par sa conscience de plus en plus aiguë que tout est en perpétuell­e évolution. «J’ai de la difficulté à laisser aller les choses. Je sais qu’OD Bali existe, mais je ne le réécoutera­i jamais, parce que je me regarderai­s en me disant: “Ben voyons!” Mais j’aime l’idée de laisser une trace de mon améliorati­on sur le plan profession­nel. T’sais, quand je pense à mon one man

show, je le trouve ordinaire, parce que je pense au prochain. Et j’espère qu’à mon huitième, je vais trouver que le septième était ordinaire. Je veux constammen­t repousser mes limites.»

Jay évoque l’exigence que son père avait envers lui quand il était plus jeune. «Il me disait: “Donne-moi-z’en plus, je sais que t’es capable.” Quand quelqu’un est exigeant envers toi, c’est parce qu’il t’aime. Il a espoir en toi. L’inverse est pire! Si je sens que je suis exigeant envers moi et mon milieu, c’est parce que je sais qu’on peut faire mieux.»

Il s’emballe encore, et s’en rend compte. Il prend une pause. «Il faut être ambitieux, mais il faut aussi savoir être fier... Moi, j’ai de la misère à être fier de moi. Je suis toujours dans le what’s next. J’ai tellement peur de virer mal, de trop nourrir mon ego, de perdre le nord, de devenir chiant avec mes proches. Je pense que c’est quelque chose qui me guette. Ce n’est pas normal d’être applaudi tous les soirs.»

«J’AI TELLEMENT PEUR DE TROP NOURRIR MON EGO, DE PERDRE LE NORD, DE DEVENIR CHIANT AVEC MES PROCHES. [...] CE N’EST PAS NORMAL D’ÊTRE APPLAUDI TOUS LES SOIRS.»

PLAIRE ET DOUTER

Jay Du Temple est beau. Il soigne son apparence. Il a l’air d’un homme vraiment gentil aussi. Il inspire confiance. Il est drôle, mais il n’est jamais vulgaire. Peut-être justement pourrait-on, à la limite, l’accuser d’être trop fin. À part ses récentes prises de position – notamment par rapport à l’affaire Nolin-Morin –, il prête rarement le flanc à la critique. Son premier one man show s’appelait Bien faire. Je lui demande si, justement, il a peur de déplaire. «C’est probableme­nt grâce à mon désir de plaire que j’ai commencé à faire ce métier-là, alors je ne pense pas que c’était une si mauvaise affaire à la base. Là, j’essaie de m’en défaire. C’est essoufflan­t d’essayer de plaire à tout le monde, ce n’est pas l’fun... et c’est impossible! Ça ne m’intéresse plus.»

Pas question cependant pour lui de commencer à être désagréabl­e avec tout le monde! Mais il faut s’attendre à un Jay qui dit davantage tout haut ce qu’il pensait avant tout bas, avec les répercussi­ons que certaines déclaratio­ns peuvent entraîner, surtout à l’ère des réseaux sociaux. «C’est rendu que, si tu dis que tu aimes les fruits, quelqu’un va te demander pourquoi tu haïs les légumes. C’est ridicule.» Il parle des antagonism­es, de l’apparente impossibil­ité de débattre de manière civilisée et saine en ligne. «On dirait que tout le monde a une opinion sur tout. Alors que c’est correct de dire: “Je ne le sais pas”. Par exemple, je ne sais pas ce que c’est que d’être Noir et de vivre du racisme. Je peux par contre dire à cette personne que je suis là, que j’ai de l’empathie pour elle, que j’ai de la peine... Mais que la charge de m’éduquer ne repose pas sur ses épaules non plus. C’est tellement complexe tout ça. Il faut du temps et de l’espace pour discuter. Les réseaux sociaux ne sont pas un safe space pour moi. Le podcast en est un.»

À ce moment précis de la conversati­on, le regard de Jay semble embrasser sa cour arrière, baignée de lumière dorée. Il bafouille un peu. «Ce qui m’a vraiment ébranlé... Je ne sais même pas comment ça m’a fait me sentir... C’est la dernière vague de dénonciati­ons. Il me semblait qu’on avait déjà eu un Me too [en 2017]. Elle était rendue où, cette réflexion-là?» J’imagine qu’il s’adresse aux gars qui ont été pointés du doigt dans les derniers mois quand il dit: «“Est-ce que t’as réfléchi à tes actions? Est-ce que t’as pensé à demander le consenteme­nt?” Qu’est-ce qui a changé pour moi? C’est de voir tomber des gars qui, il y a trois ans, disaient aux filles “On est avec vous.” Au lieu de courir sur les réseaux sociaux pour écrire des paroles vides, parle à ta blonde, parle à ton ex, parle à ta mère!»

Jay s’étonne de lire les témoignage­s de gars qui «étaient sûrs de n’avoir jamais rien fait». Lui a tendance à faire preuve d’un peu plus de retenue. «Heille, je ne le sais pas, moi, même si j’ai l’impression que ça va. Mais les gens qui m’effraient le plus sont les gens qui n’ont aucun doute.» Là, il m’avoue craindre d’en avoir trop dit et ne pas savoir si ça sera bien reçu. «Est-ce que j’ai dit la mauvaise affaire?» Il se ravise. «Je pense que c’est important, comme l’a dit mon ami l’animateur Nicolas Ouellet dans mon podcast: “Il faut s’offrir le luxe d’avoir une conversati­on. On a besoin d’en parler.”»

«Je sais que je chiale contre un système qui est avantageux pour moi et que je pourrais vraiment fermer ma gueule, mais je ne suis pas capable.»

DEVENIR UN HOMME

Un autre sujet qu’il me paraît intéressan­t d’aborder avec Jay, c’est sa vision des archétypes masculins et féminins qui sont véhiculés par Occupation double, lui qui affiche non seulement une grande sensibilit­é, mais aussi une manucure parfaite, des couleurs très décomplexé­es côté style vestimenta­ire et capillaire. «Au départ, c’est ce qui me faisait peur d’OD. Je ne pensais pas être la bonne personne pour animer ce show-là. Je me suis dit que les producteur­s se trompaient de personne. Mais avec le temps, on a vu des candidats qui sortaient du moule, et je les remercie de s’être présentés en audition. Ça fait full partie de ma réflexion. Je me demande constammen­t pourquoi je fais les choses... OD, c’est une grande affaire dans ma vie. C’est ma relation toxique. C’est la fille avec laquelle j’aime le mieux être, mais celle qui me choque le plus aussi.»

Je demande à Jay si sa garde-robe n’est pas un peu sa manière à lui de se positionne­r par rapport aux stéréotype­s de genre. Est-ce que c’est politique? «Au départ, non, ça ne l’est pas. Ce qui est particulie­r, c’est que je fais partie du milieu de l’humour, qui n’est pas connu pour faire preuve d’audace vestimenta­ire. Quand j’ai commencé à l’École de l’humour, on me parlait beaucoup de mon physique, et ça me faisait chier. Au début, j’enlevais mes bracelets avant de monter sur scène, je portais un t-shirt noir, des jeans. J’étais slick. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais, à un moment donné, j’ai fait fuck

that.» En fait, il le sait. Après avoir bossé suffisamme­nt fort pour devenir drôle (et pas juste beau), il a osé s’affirmer dans un style qui a toujours été éclaté. «Mes soeurs faisaient de la danse, j’aimais full ça. Elles portaient des bijoux, et moi aussi! À l’école, on me traitait de tapette. Weirdly, je n’enlevais pas mes bijoux. On aurait dit que je savais que c’étaient les autres qui étaient dans le champ. Aujourd’hui, je suis fier de ça.»

Je n’ai aucune envie de reprendre la route ni de terminer cette conversati­on dense et vraie. Ce rare contact et ces propos me rassurent en ces temps incertains. «Dans ma vie, j’ai fait des erreurs, je me suis planté, j’ai consulté un psy. J’ai eu des conversati­ons difficiles avec du monde. Mais il s’est ensuivi tellement de beau, de bon et de calme. Je ne veux plus jamais arrêter le dialogue maintenant. J’ai ouvert une porte. Des fois, ça peut être lourd pour du monde, mais mon small talk n’est pas si small que ça, et ça me va. Je trouve que notre vulnérabil­ité, c’est une force qui nous connecte tous ensemble.»

«JE NE SAIS PAS CE QUI S’EST PASSÉ, MAIS, À UN MOMENT DONNÉ, J’AI FAIT FUCK THAT.»

 ??  ?? Veste en denim et chemise en coton (Louis Vuitton), anneau en or (Alexandre Bergeron).
Veste en denim et chemise en coton (Louis Vuitton), anneau en or (Alexandre Bergeron).
 ??  ?? Pull en mohair, et tuque et pantalon en laine (Gucci), ceinture et bretelles en cuir (vintage).
Pull en mohair, et tuque et pantalon en laine (Gucci), ceinture et bretelles en cuir (vintage).
 ??  ?? Manteau en alpaga et camisole en coton (Dolce & Gabbana).
Manteau en alpaga et camisole en coton (Dolce & Gabbana).
 ??  ?? Pull en cachemire, à détails en cuir (Hermès), pantalon en coton (Lemaire, chez Michel Brisson), lunettes de soleil (vintage).
Pull en cachemire, à détails en cuir (Hermès), pantalon en coton (Lemaire, chez Michel Brisson), lunettes de soleil (vintage).
 ??  ?? À g.: manteau, pull et pantalon en nylon, et bottes en cuir (Prada), chapeau en nylon (Berman & Co.).
À g.: manteau, pull et pantalon en nylon, et bottes en cuir (Prada), chapeau en nylon (Berman & Co.).
 ??  ?? À dr.: Anneau en or (Alexandre Bergeron).
À dr.: Anneau en or (Alexandre Bergeron).
 ??  ?? Veste perfecto en tissus recyclés (Laugh by Lafaille), pull en laine mérinos, polyamide et laine d’alpaga (Dries Van Noten, chez Michel Brisson), bob et short en coton (Berman & Co.), baskets en tissu (New Balance), chaussette­s en coton (personnell­es).
Veste perfecto en tissus recyclés (Laugh by Lafaille), pull en laine mérinos, polyamide et laine d’alpaga (Dries Van Noten, chez Michel Brisson), bob et short en coton (Berman & Co.), baskets en tissu (New Balance), chaussette­s en coton (personnell­es).
 ??  ?? Manteau en viscose (Fendi), boxeur en coton (Ralph Lauren), boucle d’oreille et collier en perles (Berman & Co.), bottes en cuir (Bottega Veneta, chez Holt Renfrew).
Manteau en viscose (Fendi), boxeur en coton (Ralph Lauren), boucle d’oreille et collier en perles (Berman & Co.), bottes en cuir (Bottega Veneta, chez Holt Renfrew).
 ??  ?? Pull en mohair (Gucci).
Pull en mohair (Gucci).
 ??  ?? Pull en laine (Marni), couverture en laine mérinos et cachemire (Hermès).
Pull en laine (Marni), couverture en laine mérinos et cachemire (Hermès).
 ??  ?? Manteau en soie, et pull à col roulé en laine, viscose et soie (Christian Dior), baskets en tissu (New Balance), gants et chaussette­s (personnels).
Manteau en soie, et pull à col roulé en laine, viscose et soie (Christian Dior), baskets en tissu (New Balance), gants et chaussette­s (personnels).
 ??  ?? Pull en cachemire, à détails en cuir (Hermès), lunettes de soleil (vintage).
Pour obtenir les points de vente, voir le Guide shopping, p. 128.
Maquillage et coiffure: Steven Turpin (TEAMM/ Tom Ford et R+Co). Coloration: Marcus. Manucure: Le Manoir. Production: Estelle Gervais. Assistant à la photograph­ie: Don Loga. Assistante au stylisme: Manuela Bartolomeo.
Pull en cachemire, à détails en cuir (Hermès), lunettes de soleil (vintage). Pour obtenir les points de vente, voir le Guide shopping, p. 128. Maquillage et coiffure: Steven Turpin (TEAMM/ Tom Ford et R+Co). Coloration: Marcus. Manucure: Le Manoir. Production: Estelle Gervais. Assistant à la photograph­ie: Don Loga. Assistante au stylisme: Manuela Bartolomeo.

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