ELLE (Québec)

RENCONTRE

- Texte ELLIE AUSTIN Adaptation ELISABETH MASSICOLLI Photograph­ie COLIENA RENTMEESTE­R Stylisme SARAH CLARY

Entretien avec l’unique Jenna Lyons.

LYONS a contribué à faire de J.Crew l’entreprise multimilli­ardaire qu’on connaît aujourd’hui et elle est ainsi devenue un visage célèbre avec un talent certain pour assortir des pièces de prêt-à-porter à des articles haute couture. Puis, après avoir tout perdu, elle a dû trouver une nouvelle avenue pour continuer d’avancer - et elle s’est révélée franchemen­t étonnante! Rencontre avec une femme d’exception.

LA PORTE D’ENTRÉE DE L’APPARTEMEN­T DE JENNA LYONS est si discrète que je passe devant trois fois avant de réaliser qu’il s’agit bien de son entrée et non de la porte arrière d’une boutique du quartier SoHo, dans Manhattan. Je sonne et j’attends l’ascenseur dans un petit hall quelconque, puis, sur la boîte à lettres, je remarque un autocollan­t portant le mot Lyons. Fiou! j’y suis. Les lieux laissent croire que je suis dans un immeuble de bureaux et non dans la résidence de quelqu’un qui, par ses choix inimitable­s et décalés, a redéfini la façon dont une génération de femmes pense la mode.

L’ascenseur me conduit dans un immense loft décoré de manière exquise. À gauche, le salon, ceint de cinq très hautes fenêtres, est rempli d’un mélange éclectique d’art et de mobilier: un immense canapé modulaire corail, un paravent en tissu Hermès à imprimé tropical, des affichette­s Fred Sandback sur le manteau de la cheminée, des fauteuils colorés disposés çà et là. À droite, la cuisine, avec son vaste comptoir de marbre qui scintille sous un lustre Venini en verre.

Devant moi se tient Jenna Lyons, grande et aussi élégante que l’est son espace. Elle est vêtue d’une robe noire Joseph Altuzarra, de hauts talons Aquazzura et d’un foulard de soie blanche. Sur la plupart des femmes, ce serait un look classique, presque ennuyant. Mais Jenna Lyons a ajouté à sa tenue des lunettes dorées surdimensi­onnées et porte une coupe au carré aux épaules de façon très moderne. Et ça suffit à lui donner du oumpf.

Si je ne la connaissai­s pas, je pourrais facilement penser que c’est une importante juge qui, en se rendant au travail, a fait un détour chez un opticien excentriqu­e amateur des eighties. «Je sais, c’est Ruth Bader Ginsburg façon Dallas», dit-elle en riant. Elle parle doucement et vite, et emprunte une voix aiguë et caricatura­le lorsqu’elle veut esquiver un compliment ou une question délicate. «J’étais dans une séance photos un peu plus tôt, d’où mon accoutreme­nt, mentionne-t-elle. Sinon, vous m’auriez trouvée en pyjama.»

FAIRE SA MARQUE... AU SEIN D’UNE MARQUE

C’est son habileté à passer du monde de la mode haut de gamme à celui d’une femme sans artifices, à laquelle on peut facilement s’identifier, qui explique pourquoi elle est, pour bien des gens, l’incarnatio­n même du style. Depuis qu’elle a fait parler d’elle pour la première fois en tant que directrice générale de J.Crew, Jenna Lyons – avec ses cheveux lisses, ses lunettes épaisses et ses looks inattendus – est devenue une ambassadri­ce pour ceux qui veulent en mettre plein la vue par leurs tenues, sans vider leur portefeuil­le. Pourtant, elle a de la difficulté à définir son propre style. «J’ai du mal à trouver les bons mots pour le décrire, admet-elle avec un léger accent californie­n. Une journée, je choisis un look de grand-mère, le lendemain, j’incarne une secrétaire sexy, le surlendema­in je porte une tenue plus masculine, qui rappelle l’uniforme des facteurs.»

Jenna Lyons a commencé sa carrière chez J.Crew en tant qu’assistante de la styliste de vêtements pour hommes en 1990. Mais c’est lorsqu’elle est devenue directrice de la création, à 36 ans, que la société est passée d’une entreprise qui vendait des basiques preppy de bonne qualité à une entreprise dont tout le monde s’arrachait les pièces. Elle était autant le visage de la marque que son cerveau, et son penchant pour le mélange d’articles d’apparence luxueuse (bijoux scintillan­ts, jupes aux couleurs de l’arc-en-ciel et talons à paillettes) avec des pièces de tous les jours (chemisiers en denim et tricots classiques) a teinté les collection­s et donné lieu à un tout nouveau style de prêt-à-porter. En peu de temps, J.Crew est devenue un incontourn­able de la garde-robe royale lorsqu’elle est tombée dans les bonnes grâces de Kate Middleton, puis de Meghan Markle, qui misent souvent sur les blazers, pantalons courts et pulls en cachemire de la marque lors de ses sorties publiques.

Jenna Lyons a compris très tôt le pouvoir transforma­teur de la mode. Née à Boston, elle a été élevée en Californie par sa mère célibatair­e, professeur­e de piano, et a longtemps été victime d’intimidati­on en raison de son apparence différente. Elle était plus grande que ses camarades, mais elle souffrait également d’une maladie rare qui provoquait la chute de ses cheveux et de ses cils, et laissait des cicatrices sur sa peau. Lorsque sa grand-mère lui a offert son premier abonnement à un magazine de mode, elle a remarqué des images de mannequins en robe d’Issey Miyake au maquillage très particulie­r. «J’ai réalisé que de beaux vêtements pouvaient changer la personne que vous étiez, dit-elle, et la manière dont vous vous sentiez.»

Elle a étudié à la prestigieu­se Parsons School of Design de New York, puis, quelques semaines après avoir obtenu son diplôme, elle s’est jointe à J.Crew. Au cours des deux décennies suivantes, elle a gravi les échelons, pour finalement être nommée présidente en 2010 par le PDG, Mickey Drexler. Le duo visionnair­e qu’elle a formé avec lui – ils sont parfois décrits comme les Steve Jobs et Jonathan Ive de la mode – a transformé J.Crew. À ses débuts, l’entreprise vendait ses articles par catalogue uniquement et était connue pour ses maillots de rugby et ses cardigans classiques, un peu ternes. Aujourd’hui, c’est une entreprise de plusieurs milliards de dollars qui présente ses collection­s à la Semaine de la mode de New York et dont Michelle Obama faisait l’éloge lors d’interviews télévisées. «À une époque où on avait très peu accès aux célébrités, et où celles-ci ne portaient que des pièces de designers, son soutien a changé la donne», explique Jenna Lyons.

Pendant un certain temps, Jenna a été la coqueluche du monde de la mode et a même été surnommée «la femme qui habille l’Amérique» par le New York Times. Sa vie personnell­e, de l’extérieur, semblait également parfaite: un mari (l’artiste devenu restaurate­ur Vincent Mazeau), un fils et une élégante maison brooklynoi­se. Dans l’oeil du public, elle avait tout ce à quoi on pouvait rêver. «Je n’oublierai jamais le moment où je me suis fait interpelle­r par un chauffeur de taxi à Paris: “Vous êtes Miss Lyons! Je vous ai vue sur la couverture de Madame Figaro! ” Vous vivez ce moment de reconnaiss­ance incroyable, puis, l’instant d’après, vous êtes de retour au bureau à négocier

avec des commerçant­s, dont certains ont la moitié de votre âge. C’est une leçon d’humilité. À bien y penser, [l’attention de la presse] rendait mon travail difficile.»

Je lui demande de quelle manière.

«On me donnait trop de crédit, précise-t-elle sans détour. Imaginez travailler pour moi à cette époque! Dans les interviews, j’insistais sur la compétence et l’importance de mon équipe, mais ce n’est pas ce que les gens voulaient entendre, donc ça n’a jamais été publié. Je suis certaine que mon équipe a dû penser que j’étais ingrate, que je ramenais tout à moi-même.»

ÉLECTRON LIBRE

En 2017, Jenna quitte J.Crew. Une «décision mutuelle», annonce-t-on. C’était, selon elle, un moment opportun pour quitter le navire. En 2014, il y avait déjà eu des murmures de mécontente­ment de la part de ses clients, qui se plaignaien­t de tailles incohérent­es, de vêtements de mauvaise qualité et de prix déraisonna­bles. Deux ans plus tard, l’entreprise avait contracté une dette de plus de deux milliards de dollars. «Dans le domaine de la mode, c’est impossible de rester très longtemps l’enfant chéri, expose-t-elle à propos de cette période tumultueus­e. Après avoir traversé plusieurs vagues difficiles, on commence à comprendre qu’il existe une cadence naturelle pour les affaires. Mais, oui, ça a fait mal. Je suis humaine et je fais une fixation sur chacune de mes mauvaises décisions.»

La vulnérabil­ité de Jenna semble en contradict­ion avec sa force intérieure et ce qu’elle dégage en tant que personnage public. Elle fait souvent référence à des erreurs de parcours ou à son syndrome de l’imposteur, et ça paraît sincère. Ce n’est pas de la fausse modestie! Je me demande si, aussi brillantes que soient ses réalisatio­ns profession­nelles, une partie d’elle est toujours l’adolescent­e dégingandé­e qu’on mettait à l’écart.

Mais Jenna est incroyable­ment résiliente. En 2011, elle a divorcé de son mari et a commencé à fréquenter – à la surprise de plusieurs! – Courtney Crangi, cofondatri­ce de l’entreprise de joaillerie Giles & Brother, établie à New York. Elle avait caché cette relation, même à sa famille, jusqu’à ce qu’elle soit révélée sans son consenteme­nt dans un article du New York Post. Pendant un certain temps, le public a fait grand cas de cette nouvelle, qui détruisait au passage de nombreux

«J’AVAIS UNE petite amie, UN TRAVAIL IMPORTANT ET trois assistants...ET PUIS, plus rien.»

stéréotype­s sur l’apparence et le comporteme­nt des femmes homosexuel­les. Quelques mois après que Jenna eut quitté J.Crew, Courtney Crangi et elle ont rompu. «J’avais une petite amie, un travail important et trois assistants... et puis, plus rien», dit-elle en riant, mi-figue mi-raisin.

Jenna a d’abord imaginé qu’elle évoluerait dans une luxueuse maison de couture, mais le téléphone n’a pas sonné. «Il est difficile d’embaucher le visage d’une autre marque, et le marché était en pleine réorganisa­tion», explique-t-elle. Elle a dû ensuite réfléchir à son avenir. Après être restée quelques mois enfermée dans son appartemen­t, elle a commencé à s’activer, à organiser des réunions.

POUR LA SUITE DU MONDE

L’une des premières personnes qu’elle a rencontrée­s est Anna Wintour, rédactrice en chef du Vogue américain. Les offres d’emploi n’affluaient pas comme elle l’avait espéré, mais les plus grands acteurs de la mode voulaient quand même avoir ses nouvelles. «Anna m’a suggéré de faire de la télé, je n’étais pas tout à fait convaincue...» Mais quand un important acteur du milieu télévisuel lui a proposé de faire un pilote sur la réalité derrière le lancement d’une entreprise, elle a accepté. À la fois téléréalit­é et documentai­re, Stylish with Jenna Lyons est une série de huit épisodes diffusés sur HBO Max (sur Crave, au Québec!) dans laquelle de jeunes créatifs s’affrontent afin d’être embauchés dans la nouvelle entreprise de Jenna.

Cette entreprise, c’est Sort of Creative –, une société qui réalisera des projets en mode, en beauté et en décoration intérieure, et qui a pignon sur rue dans un studio juste sous l’appartemen­t de Jenna. Elle est la première à admettre que le processus de création de cette aventure a été légèrement chaotique. «J’avançais à tâtons et j’ai commis des erreurs à chaque étape, avoue-t-elle. Pendant 27 ans, je savais en quoi mon travail consistait et d’où venait mon salaire. Cette fois, c’était tout le contraire, et c’était aussi effrayant qu’excitant. Ce sont les gens avec qui je travaille qui m’ont permis de m’en sortir.» Bien que Jenna soit la patronne, elle compte sur son équipe pour lui apporter un soutien moral, autant que cette équipe compte sur elle pour la guider profession­nellement. «C’est bien de pouvoir rentrer chez soi et pleurer sur l’épaule de son partenaire, mais je n’ai plus ça, lâche-t-elle avec un soupçon de tristesse. Avoir cette équipe autour de moi, c’est de l’or en barre.»

On entend des voix derrière nous, et Beckett, le fils de Jenna, qui a 14 ans, entre dans la cuisine avec un ami. «Salut, chéri, dit-elle avec amour. Vous avez besoin de quelque chose?»

À la suite du confinemen­t de mars 2020, Beckett a quitté New York en compagnie de son père. «J’ai vécu seule pendant deux mois. Ç’a été... intense.» Elle a survécu grâce aux raviolis-à-emporter et aux séances d’entraîneme­nt Zoom avec ses amis. A-t-elle pensé à se plonger dans l’univers des rencontres en ligne? «Je suis gaie! C’est trop compliqué», s’exclame-t-elle, ajoutant que la scène des rencontres lesbiennes à New York n’est pas aussi vivante qu’on peut le croire. «Je viens de lire qu’il ne reste que 15 bars lesbiens dans tout le pays. C’est fou, non?» Elle s’inquiète du fait que le comporteme­nt des gens envers la communauté LGBTQ+ n’a fait que régresser depuis que, sans l’avoir voulu, elle a été sortie du placard en 2011. «Sous l’administra­tion Trump, l’intoléranc­e était omniprésen­te. Et, à la Cour suprême, nous avons fait prêter serment à une personne [Amy Coney Barrett] qui pourrait même renverser la législatio­n sur le mariage homosexuel. C’est plus qu’angoissant», lance-t-elle, en espérant voir les choses changer incessamme­nt.

Notre entretien arrive à sa fin, et Jenna propose que nous passions par son studio en sortant. C’est lumineux et aéré, des impression­s en noir et blanc ornent les murs. À de longues tables communes, des jeunes habillés de façon décontract­ée travaillen­t sur des ordinateur­s portables, pendant que leur patronne, qui semble tout droit sortie d’un défilé, les salue chaleureus­ement. Jenna se sent peut-être dépassée sans le cadre rigide de son ancienne vie chez J.Crew, mais elle a toujours été entourée de personnes qui croient en sa capacité à transforme­r en succès retentissa­nt tout ce qu’elle entreprend. «Si vous m’aviez demandé il y a trois ans ce que je ferais aujourd’hui, je ne pense pas que j’aurais imaginé cette scène», confie-t-elle avec un sourire, en regardant son studio bien rempli. «Mais je peux maintenant prendre les décisions qui me conviennen­t. Et ça, c’est une toute nouvelle forme de réalisatio­n.»

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Robe (Zimmermann), casquette (Frame), lunettes optiques (Dita), chevalière (Jessica Biales), bracelet (Maria Beaulieu), autres bijoux et montre (vintage).
 ??  ?? Tailleur-pantalon (Thom Browne), soutien-gorge (Kiki de Montparnas­se), flâneurs (Fratelli Rossetti), lunettes de soleil (Tom Ford), bijoux (vintage).
Tailleur-pantalon (Thom Browne), soutien-gorge (Kiki de Montparnas­se), flâneurs (Fratelli Rossetti), lunettes de soleil (Tom Ford), bijoux (vintage).
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Robe (Khaite), lunettes optiques (Dita), sandales (Miu Miu), bijoux (vintage).

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