SUPER MODÈLE
L’éthos de la première agence de mannequins entièrement autochtone est en voie de bouleverser le monde de la mode.
ON EST AU DÉBUT D’OCTOBRE 2023, et l’entrepreneuse Joleen Mitton jongle avec la planification de la quatrième Semaine de la mode autochtone à Vancouver (VIFW), en plus de gérer Supernaturals Modelling, la première agence de mannequins 100 % autochtone au monde, qu’elle a cofondée. Entre la programmation d’une liste de créateurs autochtones — comme Himikalas Pam Baker et Patricia Michaels — et la supervision de la construction du décor de cet événement, qu’elle gère en tant que fondatrice et directrice artistique de la VIFW, Joleen Mitton soutient aussi une ribambelle de mannequins qui défileront probablement sur les passerelles.
Pendant un brunch, à la fin de 2020, alors qu’ils discutaient de leurs frustrations à propos du manque de porte-parole pour les talents autochtones dans l’univers de la mode, Joleen Mitton — qui est Crie — et son ami cinéaste Patrick Shannon — qui est Haïda — ont décidé que puisqu’il n’existait pas d’agence de mannequins qui accordait la priorité à la culture et à l’histoire des peuples autochtones, ils allaient en mettre une sur pied. C’est ainsi que Supernaturals Modelling a vu le jour en mai 2021, avec un répertoire de huit tops et l’objectif de cultiver leurs talents dans le respect de leur culture. «À vrai dire, je ne voulais pas créer une agence», dit Joleen Mitton. Mais comme elle avait elle-même connu l’envers du décor — elle a figuré dans des campagnes pour Kenzo, Clinique et Vivienne Westwood, entre autres —, elle souhaitait offrir un espace sûr, où les mannequins autochtones puissent s’épanouir dans le monde de la mode et en dehors de cet univers. «On essaie d’offrir à ces tops une protection contre les personnes qui ne comprennent pas leurs valeurs.»
Une grande partie de l’objectif de Supernaturals est de préparer ces mannequins à l’industrie de la mode tout en les encourageant à faire carrière dans d’autres domaines. «On se trouve à un point de départ vraiment intéressant pour notre entreprise. Nous nous étions lancés sans avoir l’intention de bâtir une grosse agence, se rappelle Patrick Shannon. On a conçu un projet pour soutenir les personnes qui nous tiennent vraiment à coeur, et ça a pris une ampleur qu’on n’aurait jamais pu imaginer au départ.»
Le lancement de Supernaturals a suscité une vague d’intérêt, et, dès le premier mois, l’agence a reçu plus de 500 candidatures. Elle compte aujourd’hui 30 mannequins à son actif et commence à s’étendre dans la région de Toronto. La croissance a été incroyable, mais l’argent n’a jamais été une priorité. «Pour nous, la richesse vient de notre culture, dit Patrick Shannon. Si vous accumulez des richesses, c’est mal vu, car en tant que peuple qui pratique le potlatch, le respect s’acquiert en donnant aux autres et en les honorant.»
Sage Paul, dirigeante fondatrice et directrice artistique du festival Indigenous Fashion Arts, basé à Toronto, apprécie énormément l’éthique de cette agence. «Son approche consiste à aider à former de jeunes femmes autochtones très solides, ce qui est très important pour moi, dit Sage, qui est Dénée. J’étais très contente de voir la création de Supernaturals, car on veut voir des femmes autochtones s’épanouir et réussir.»
L’agence a une approche peu orthodoxe, car elle demande à ses clients de signer un contrat précisant la façon dont ils doivent travailler avec des talents autochtones: avec respect et en s’engageant à faire passer le bien-être des mannequins en premier. Joleen Mitton raconte qu’elle a souvent refusé des clients qui ne correspondaient pas à la vision du monde de l’agence, même s’il s’agissait de grandes entreprises qui auraient fourni beaucoup de travail. Et les critères de sélection des mannequins de l’agence ne sont pas ceux auxquels on pourrait s’attendre non plus. «On ne veut pas nécessairement des personnes qui veulent être uniquement mannequins, dit-elle. En fait, on préfère qu’elles aient d’autres rêves et d’autres passions, ce qui peut contribuer à développer leur confiance en elles-mêmes.»
Les «talents» de l’agence appellent Patrick et Joleen «oncle et tante», et ils se retrouvent tous pour des festins, comme le ferait une famille. Alicia Hanton, chef et mannequin de l’agence, qui est Crie et appartient à la Première Nation chipewyanne d’Athabasca, témoigne de l’environnement sûr que les fondateurs ont instauré. Elle raconte que les gens prennent des nouvelles les uns des autres, se raccompagnent en voiture, se parlent dans les moments difficiles ou pratiquent entre eux la purification (qui consiste à allumer des remèdes sacrés, comme le cèdre, la sauge, le foin d’odeur ou le tabac, et à purifier quelqu’un ou quelque chose à l’aide de la fumée). «L’une des façons auxquelles ils nous ont préparées est de nous montrer que même si on est seules, qu’on travaille sans les autres mannequins Supernaturals, on a quand même du soutien», dit Alicia Hanton.
«Il faut s’assurer que chacun se sente pris en charge et que personne n’ait l’impression qu’il sera puni ou congédié si son
corps change, parce qu’on est humains et qu’on ne veut pas souscrire à cette façon eurocentrique de faire les choses, dit Patrick Shannon. On a eu des mannequins qui avaient été renvoyées de leur agence parce qu’elles refusaient de se couper les cheveux, mais dans beaucoup de cultures, les cheveux sont sacrés.»
Comme bien des mannequins Supernaturals, Aleen Sparrow, qui est Salishe de la côte, de la réserve Musqueam, connaissait Joleen Mitton avant que l’agence soit fondée. Cette top, qui travaille dans un cabinet d’avocats, a été courtisée par Supernaturals afin de défiler pendant une des premières éditions de la VIFW. «J’ai eu 37 ans récemment, dit-elle. Je suis un peu plus âgée, surtout dans le domaine du mannequinat, et je remarque des changements dans mon visage et mon corps. J’ai parlé plusieurs fois à Joleen de mon dernier shooting ou de ma dernière année à la VIFW afin de laisser plus de place aux nouvelles mannequins, et elle me répond toujours: “On a besoin de représenter tous les âges; on essaie de changer le discours. On veut des personnes plus âgées, des personnes qui ont un tour de taille plus fort et des personnes de toutes les couleurs de peau.”»
Bien qu’elle ait pensé à quitter l’agence, Aleen Sparrow a récemment fait une séance photo pour le site de la VIFW sur le fleuve Fraser, à Musqueam. «Joleen et Patrick forment un couple puissant quand il est question d’affaires, dit-elle. Ils ont une façon de vous faire vous sentir spirituellement forte. Ce n’est pas seulement une question d’apparence physique: c’est la manière dont ils vous font vous sentir à l’intérieur. Alors, oui, j’ai décidé de rester.»