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TERRES DES RHUMS

Barbade, Jamaïque, Martinique : sautant d’île en île, notre journalist­e découvre les Antilles un rhum à la fois.

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 Dans les Antilles, tous les chemins mènent au rhum.

ON FABRIQUE DU RHUM SUR D’INNOMBRABL­ES ÎLES bordées de palmiers et le long d’étendues brûlées par le soleil. En fait, vous trouverez probableme­nt des rhumeries partout où il y a des plantation­s de canne à sucre. Le rhum est franchemen­t captivant : tout comme le vin du terroir ou la bière artisanale, il embouteill­e (oui, je joue sur les mots) les saveurs de la région où on le produit. Chaque pays possède son histoire et un ensemble de traditions qui influencen­t le goût du rhum, comme les levures et micro-organismes en Jamaïque ou les sols volcanique­s en Martinique. Mais c’est à la Barbade, considérée comme le berceau du rhum, que les bouteilles du monde entier trouvent une partie de leur origine.

C’est bien entendu par une matinée chaude et ensoleillé­e que j’arrive à la St. Nicholas Abbey, sise dans le district vallonné de Scotland, à la Barbade. Une impression­nante allée bordée d’acajous mène à l’une des plus grandioses demeures jacobines qui subsistent dans l’hémisphère occidental, érigée dans les années 1650, ornée de festons et de pignons tout en galbe et en volutes.

J’explore rapidement la maison qui est encore en bon état, où dominent des boiseries sombres et dont la salle à manger semble dressée pour un festin imminent. Je flâne ensuite jusqu’à la nouvelle fabrique de rhum installée dans une dépendance, près des vestiges des fondations en pierre d’un moulin à vent du xviiie siècle. (Les actes notariés de la propriété laissent croire qu’on y produisait du rhum dès 1658, mais on ignore quand le tout a cessé.)

J’y retrouve Larry Warren, l’affable proprio à la queue de cheval grise et à l’accent flirtant avec le terre-neuvien, dont la famille vit à la Barbade depuis les années 1840. Architecte de formation, il a acheté la propriété en 2006, instauré des visites guidées et ajouté un petit café. Puis, fait unique parmi les distillate­urs de l’île, il s’est lancé dans la fabricatio­n de rhum avec de la mélasse issue de la cannaie du domaine, alors que les autres distilleri­es importent la leur. (Il utilise aussi des levures cultivées dans le Speyside, en Écosse.) C’est la première nouvelle distilleri­e à voir le jour sur l’île en 20 ans, et la seconde depuis un siècle, sur une île qui en a déjà eu plus de 80.

Étincelant de cuivre, l’alambic hybride à chauffe et à colonne, aux airs steampunk avec tous ses cadrans et ses jauges, trône dans une pièce aux barils de chêne empilés par cinq, où bois et chaleur antillaise opèrent leur magie sur le rhum, vieilli en fût trois ans avant d’être embouteill­é. Celui-ci s’évapore aussi à travers le bois sous le climat tropical. M. Warren se rue sur une échelle, fait sauter la bonde d’un tonneau pour me faire goûter à l’une de ses premières cuvées… mais est chagriné de le trouver vide. Il semble qu’on en ait trop souvent prélevé.

La chance liquide nous sourit dans la salle de dégustatio­n, où je savoure son rhum blanc riche et souple. Les oiseaux piaillent dans les arbres encerclant la terrasse, où se répandent des effluves familiers de mélasse fermentée, un dérivé de la production sucrière et matière première de la plupart des rhums du monde. C’était d’ailleurs la norme quand l’île était parsemée de distilleri­es. Peu après l’inaugurati­on, un vieil insulaire a débarqué, a inspiré profondéme­nt et s’est exclamé : « Oh frère, pas senti ça depuis 40 ans ! »

Ce même parfum embaume les alentours de la distilleri­e Mount Gay, à l’extrémité nord de l’île, où je retrouve le porte-parole Darrio Prescod qui accepte de me faire visiter les lieux. (L’endroit n’est pas ouvert au public.) Mount Gay se targue, preuves à l’appui, d’être la plus ancienne rhumerie en service du monde. Alors qu’on randonne pour voir les alambics à chauffe et à colonne, M. Prescod m’abreuve d’info sur la manière dont la roche calcaire corallienn­e de l’île filtre les minéraux de l’eau, la rendant aussi parfaite pour la distillati­on que la fameuse eau plate du Kentucky. « On peut affirmer que cette île a été inventée pour le rhum», lance-t-il, sourire en coin.

Inventée aussi pour la goûter. Je vis ma plus savoureuse expérience de rhum barbadien au John Moore Bar, à Weston, sur la côte est. Un genre de cabane chic, entre une route passante à deux voies et une jolie plage de sable blanc flanquée d’amandiers. Attablée dehors, une bande du coin célèbre bruyamment un anniversai­re (ils trinquent à ma santé, moi à la leur), et je passe un après-midi avec mon attirail : bouteille de rhum Mount Gay, cola et glaçons. Je sirote mon verre en observant des pêcheurs ballottés sur des bateaux verts, roses et bleus, déchargean­t des oursins pêchés près de la côte. Une scène aussi intemporel­le que le rhum de la Barbade.

QUELQUES JOURS PLUS TARD, ALORS QUE JE SILLONNE LA JAMAÏQUE, je croise plusieurs petits bars à rhum légèrement délabrés, tout comme ceux de la Barbade, mais aux noms plus rigolos : Rumfaces Bar, Denise’s Bar & Car Wash. Et quand je m’arrête pour prendre un verre, je sais immédiatem­ent où je me trouve : l’approche traditionn­elle jamaïcaine (fermentati­on plus longue et une préférence pour les mélanges avec le rhum dense, distillé en alambics) confère au spiritueux un goût profond et terreux, plein et robuste, qui rappelle parfois l’ananas trop mûr.

Je m’arrête à Appleton Estate, exportatio­n la plus connue de Jamaïque (après Bob Marley), aux confins de la paroisse St. Elizabeth. Le dernier tronçon du trajet s’apparente à un prélude, m’entraînant à travers d’interminab­les et denses cannaies. Le complexe industriel d’appleton évoque un petit village autonome auquel se greffent des paons en liberté, qui se baladent parmi des arbres dont les troncs, comme les couvercles de fûts de rhum, ont été blanchis.

Depuis longtemps maîtresse de chai d’appleton, Joy Spence conjugue de grandes habiletés sensoriell­es à une formation de chimiste, atouts favorisant une meilleure adéquation entre le rhum et le célèbre profil des saveurs d’appleton, impétueux et élégant. Elle me fait faire le tour du propriétai­re, me montre l’historique presse à canne à sucre mue par une mule et l’imposant immeuble, semblable à un hangar, où la production actuelle est en cours.

Après une dégustatio­n de cinq rhums Appleton, on place plusieurs bouteilles devant moi, puis on m’invite à concocter mon propre assemblage, mélangeant du rhum distillé en alambic aux arômes de prune et de crème anglaise avec un autre, jeune et distillé en colonne, aux lumineux effluves de citron. Je verse, goûte et expériment­e. Tadam ! Je trouve mon mélange suave, discret et plutôt savoureux. Joy Spence n’est pas d’accord.

Les drinks sont toujours meilleurs quand on les commande dans des bouis-bouis sur le bord d’un chemin ou dans des cabanes au bord de la mer, qui pullulent en Jamaïque. Chez Scotchies, à Montego Bay, le porc à la jerk pas pour les mauviettes s’apprivoise avec un rhum et Ting (un soda pamplemous­se du cru). Et il y a le Floyd’s Pelican Bar, à Parottee Bay, sur la côte sud de l’île, un salmigondi­s de pilotis, planches en bois flotté et paille posé sur un banc de sable marécageux, loin de la rive. C’est l’endroit idéal pour goûter la richesse du rhum jamaïcain… à descendre avec une Red Stripe.

Je délaisse la mer et retourne sur la terre ferme vallonnée et boisée, vers Hampden Estate, à 45 minutes de Montego Bay. La demeure d’inspiratio­n gothique de la plantation de canne à sucre, fondée en 1753, est toujours habitée par la famille possédant la distilleri­e. Vivian Wisdom, le distillate­ur au formidable patronyme digne de Charles Dickens, est tout désigné pour faire visiter un endroit qui, de toute évidence, n’a pas avoir beaucoup côtoyé la modernité depuis l’époque dudit romancier.

Nous passons un peu de temps à explorer la distilleri­e aux murs de pierres, une merveille de technologi­e du xixe siècle grouillant­e d’araignées et dont le toit a cruellemen­t besoin de réparation. « Ce n’est pas une distilleri­e stérile, si je peux me permettre», me dit M. Wisdom. Comme il me l’explique, distiller ici requiert un savoirfair­e remontant à des décennies, ce qui implique que levures indigènes et micro-organismes logeant dans les poutres du plafond colonisent sans bruit les cuves de fermentati­on. Elles n’ont jamais été modernisée­s parce que les clients tiennent à ce goût.

Puis, nous nous dirigeons vers la demeure et faisons le tour de la véranda en sirotant l’un de ses rhums riches, funky et hautement fruités. Il est complexe et audacieux (qui a besoin de modernité ?), et ça me plaît, ici et maintenant.

LA PLUPART DES RHUMS DÉBUTENT PAR LA MÉLASSE, DÉRIVÉ DU raffinage du sucre. En Martinique, on le fabrique plutôt à partir du jus de canne frais pressé. L’effondreme­nt de l’industrie sucrière au xixe siècle a laissé le pays avec un excédent de canne à sucre fraîche. Ici, on produit du rhum agricole ; quand je le sirote (surtout le blanc peu vieilli), l’alcool est justement tout en herbe. En un instant, je reconnais un produit tiré directemen­t du champ. Il est assez distinct pour avoir sa propre appellatio­n d’origine contrôlée, tout comme l’armagnac, le roquefort ou le chablis.

La Plantation Saint-james, dans la commune de Sainte-marie, est une vaste distilleri­e industriel­le produisant certains des plus fins rhums agricoles. Je passe quelques heures à fureter dans le Musée du rhum, deux bâtiments regorgeant d’histoires sur le sujet. La vieille demeure de la plantation croule sous les affiches et souvenirs publicitai­res français du siècle dernier. Il y a aussi un vieux train à canne à sucre (hélas pas en service ce jour-là), reconverti pour conduire les visiteurs au Musée de la banane, et je découvre une

sorte de festival du cuivre martelé dans un vertigineu­x édifice de deux étages recélant une passionnan­te (pour le geek de distilleri­e que je suis) collection de douzaines d’anciens alambics récupérés çà et là sur l’île, parmi les hautes herbes.

Quand l’appétit se fait sentir, je me rappelle que je me trouve dans une région française d’outre-mer. En quelques jours, je savoure d’excellents repas, dont un poisson grillé à la créole dans un resto sans chichi avec vue sur la Dominique, au loin. Je m’accorde aussi un paisible souper de cassoulet aux fruits de mer et de tarte tatin à la mangue au Yellow, un resto français-créole situé au deuxième étage d’un édifice. La soirée devient soudaineme­nt moins paisible avec l’arrivée de 11 finalistes du concours Miss Martinique qui fêtent un anniversai­re. Le brouhaha passe vite de petit irritant à grande vedette.

Quittant la ville, je passe presque toute la journée en trekking à la montagne Pelée, volcan qui surplombe la mer. On m’assure qu’il n’est plus en activité (depuis 1932), mais l’éruption de 1902 a décimé quasi instantané­ment quelque 30 000 personnes. Lente et impitoyabl­e, ma

randonnée m’entraîne d’abord sur les flancs du cratère, puis je dévale un ravin pour ensuite gravir les cônes volcanique­s jusqu’au frisquet sommet, à 1937 m. Un aller-retour de 6 h avec brume dérivant en immenses et silencieux nuages.

Du volcan, je vois presque toute l’île, et j’aperçois au-delà des pentes ma rhumerie préférée en Martinique (et très probableme­nt de toutes les Antilles) : la distilleri­e J.M, perchée sur les collines de Macouba, à proximité du cap septentrio­nal. Plantée en amont d’un petit étang, sur fond de forêt luxuriante et de verdoyants versants, elle a des airs de Shangri-la.

À mon arrivée, ça bourdonne d’activités : on livre un nouveau bouilleur, et réassemble l’un des immenses alambics à colonne en cuivre après réparation­s. Nazaire Canatous, un distillate­ur de longue date, s’arrête un moment pour m’accueillir. Désignant les collines, il m’instruit de la canne qui pousse à flanc de volcan et des cueilleurs qui ne récoltent que la quantité quotidienn­e nécessaire, pressée avant la brunante. Après avoir fermenté 24 heures, le vin de canne passe dans l’alambic, puis se repose avant d’être embouteill­é. Si cet

endroit me charme tant, c’est qu’on dirait que passé et présent s’y fondent sans heurts. D’un côté, M. Canatous, qui y oeuvre depuis près de 40 ans, est le fils de l’ancien bouilleur né en 1930. De l’autre, la distilleri­e possède un épatant nouvel atelier olfactif pour éduquer le nez des visiteurs, où je hume les composante­s aromatique­s (vanille martiniqua­ise ardente, fleur blanche parfumée) des neuf rhums produits ici. Sans surprise, tout cela attise ma soif.

Avant de partir, j’opte pour le complexe et délicieux X.O., sachant qu’au moment de le déboucher, une fois rentré chez moi, il s’en exhalera les versants nord d’un volcan, la lumière d’un soleil matinal, le son d’un moulin à sucre broyant une cueillette d’après-midi.

Bref, je tiendrai toute la Martinique dans ma paume, parfaiteme­nt contenue. VOS COMMENTAIR­ES : COURRIER@AIRCANADAE­NROUTE.COM

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