PARIS FAIT MAIN
PASSEZ DANS LES ATELIERS DES GRANDES MAISONS FRANÇAISES POUR VOIR COMMENT UN PAY SA TRANSFORM É LE LU XE EN MARQUE DE COMMERCE.
Tenez-vous le pour dit : la France a plus de style que vous (et l’assume parfaitement).
UNE PINCE DANS UNE MAIN ET UNE BOUTEILLE DE champagne dans l’autre, j’attends qu’on me donne le signal pour débuter ce qui ressemble à un jeu d’adresse. Je suis à 20 m sous la ville de Reims, à deux heures de route à l’est de Paris, dans une crayère désaffectée où Veuve Clicquot Ponsardin fait vieillir des champagnes qui font pétiller le monde entier. L’escalier qui y descend, illuminé du même jaune que les étiquettes de cette maison fondée en 1772, mène à un réseau de caves s’étirant sur 24 km, où des montagnes de bouteilles et quelques projecteurs de couleur donnent à l’endroit un air de Fraggle Rock qui fait frémir. Ces celliers naturels sont en effet un peu frisquets : il y fait entre 12 et 20 °C, selon où vous vous trouvez.
En théorie, la tâche que j’ai à accomplir est simple. Je dois dégorger ma bouteille, une étape du processus de champagnisation qui consiste à faire sauter le bouchon et à laisser le gaz carbonique expulser la lie qui s’est accumulée pendant la seconde fermentation en bouteille. (On ajoutera ensuite une liqueur sucrée pour « doser » le champagne, c’est-à-dire en parfaire l’équilibre gustatif.) Mais il faut être agile. On maintient d’abord la bouteille à l’envers pour éviter que le dépôt ne se mêle au champagne. En la redressant, on fait sauter le bouchon et l’on place place illico son pouce sur le goulot pour éviter de gaspiller de précieuses gorgées. Bien entendu, je ne suis pas assez précis, et le quart de ma bouteille se vide au sol. « Faites ça 10 fois dans une journée et vous êtes viré », lance en riant le remueur Mario Irla, qui me guide dans ce labyrinthe. En lissant sa moustache en guidon, il m’explique que cette méthode ancienne est aujourd’hui réservée aux grands crus. De nos jours, la majeure partie des bouteilles sont dégorgées à l’aide de machines (question d’éviter les pertes comme celle que je viens de causer, j’imagine).
TELLE UNE DAME DE LA HAUTE, LA FRANCE SAIT TRÈS BIEN QU’ELLE EST PLUS CHIC QUE VOUS. ET ELLE SAIT QUE VOUS LE SAVEZ AUSSI.
De retour à la surface, j’oublie ma maladresse avec une flûte de La Grande Dame 2006, un assemblage soyeux et minéral de huit grands crus (pinots noirs et chardonnays), crochetés ensemble comme une fine dentelle. J’ai l’impression de boire de la haute couture, et c’est tout comme : si le raffinement était une religion, la France en serait très certainement la Terre sainte. Pour répandre la bonne nouvelle, des entreprises du groupe LVMH (à qui appartiennent des phares du luxe français comme Louis Vuitton, ainsi que les sociétés visitées pendant mon voyage) ouvrent leurs portes lors de « Journées Particulières » où le public peut constater leur savoir-faire. Ici, c’est l’expertise artisanale qui fait l’essence du luxe : transmis depuis des générations et protégé comme un trésor national, ce savoir est pour l’hexagone une véritable marque de commerce. La France, telle une dame de la haute, sait très bien qu’elle est plus chic que vous. Et elle sait que vous le savez aussi.
IL N’Y A RIEN COMME UN TOUR À LA PLACE VENDÔME, EN PLEIN COEUR du 1er arrondissement de Paris, pour vous le rappeler. Ceinte de grandes adresses de la mode et de la haute joaillerie (sans compter le Ritz Paris, où a résidé Coco Chanel pendant plus de trois décennies), cette place est majestueuse et intimidante avec ses façades de style classique ornées de pilastres et de chapiteaux corinthiens. « C’est une architecture militaire, voilà pourquoi elle est imposante », m’explique Béatrice de Plinval, qui a dirigé pendant plus de 35 ans les archives de la maison de haute joaillerie Chaumet. Elle me reçoit au siège du 12, place Vendôme, dans le Grand Salon du premier étage, une pièce fastueuse où Frédéric Chopin a passé les quatre derniers mois de sa vie au milieu des riches boiseries dorées et des tableaux qui garnissent le haut des murs. (Je pourrais bien faire la même chose.)
Dans la pièce adjacente, exposés comme des oeuvres d’art, se trouvent des diadèmes créés par la maison depuis deux siècles, dont certains portés par l’impératrice Joséphine, qui les a remis à la mode à la fin du xviiie siècle. Galaxies de pierres précieuses, ces bijoux de tête donnaient de la hauteur et de la stature à l’épouse de Napoléon alors que la France cherchait à rebâtir son empire. Mais l’alliage entre noblesse et artisanat date d’encore plus loin : c’est Louis xiv qui a réuni à Paris des artisans de partout au pays (l’objectif étant d’éviter d’importer des produits des autres cours européennes pour assouvir ses goûts opulents). Si les diadèmes sont encore très populaires de nos jours (je ne fréquente clairement pas les bonnes personnes), Mme de Plinval me rassure : Chaumet sertit aussi des bagues, des colliers et d’autres parures à l’allure plus modernes, mais destinées à une clientèle tout aussi privilégiée.
Je quitte l’atelier et tourne à gauche pour longer la rue Sainthonoré, me frayant un chemin dans la masse qui entre et sort des boutiques cossues, quand je commets soudain l’impardonnable à Paris. Je m’arrête net sur le trottoir, m’attirant les foudres de deux dames bloquées derrière moi qui se vengent en me décochant les injures les plus créatives que j’aie entendues. À ma droite se trouve le Louvre et, à ma gauche, la place du Palais-royal, deux hauts lieux de pouvoir de l’histoire française. La place Vendôme, elle, n’est qu’à dix petites minutes de marche, comme si la noblesse avait érigé une gigantesque garde-robe à deux pas de ses résidences. Les Français ont toujours eu l’esprit pratique.
LA DERNIÈRE CHOSE QUE JE M’ATTENDAIS À VOIR CHEZ BERLUTI est un ballon de foot. Une jeune femme est pourtant en train d’en cirer un avec le soin réservé aux plus grandes pièces de collection. À force de concevoir sacs et chaussures, cette entreprise de maroquinerie pour hommes doit avoir plusieurs retailles de cuir. Aussi bien les récupérer de façon inventive.
Si ce n’était des cellulaires posés çà et là et des voitures qui rugissent par les grandes fenêtres donnant sur la rue Marbeuf, à deux pas de l’hôtel George V, l’atelier de chaussures sur mesure où je me trouve aurait l’air sorti du xixe siècle. Virgile, le bottier aux cheveux poivre et sel qui me le fait visiter, me présente à un formier sculptant une pièce de bois qui deviendra un pied modelé d’après une dizaine de mesures prises sur un client. Celui-ci travaille son
ouvrage à l’aide d’un paroir, un outil qui évoque une tranche à papier avec sa grande lame. Pratiquement disparu de l’industrie en raison de sa lenteur, le paroir reste selon mon guide plus précis qu’une machine, dont l’absence dans l’atelier est signalée par le silence qui y règne. « Je ne pense pas qu’un ordinateur puisse fabriquer un stradivarius», blague-t-il.
On se croirait d’ailleurs davantage dans un appartement chaleureux que dans un atelier de cordonnerie. La production est studieuse: assis à une table couverte de pots de colle et de pinceaux, quatre jeunes artisans montent méticuleusement des bottes, dont les futurs propriétaires devront cependant patienter. Il faut trois rendez-vous entre un client et son bottier pour compléter une paire de chaussures ; cinq personnes et plus de 50 heures de travail sont nécessaires pour les terminer. Ici, le temps est plus qu’une commodité, c’est un ingrédient.
« AVOIR LES MOYENS ET LES CONDITIONS POUR PRODUIRE DES OBJETS durables, ça, c’est le vrai luxe », lance par-dessus son épaule Thierry Wasser, le parfumeur de Guerlain, en me faisant traverser la boutique Art déco de cette maison de cosmétiques située sur les Champs-élysées. Panneaux de marbre blanc, planchers en marqueterie dorée et plafonds en miroir se dévoilent selon des plans dessinés dans les années 1930, et je suis surpris à quel point les angles droits de la décoration me rappellent ceux du flacon d’habit Rouge Dress Code, un parfum que je porte de temps à autre. Lancée en 2015 par M. Wasser, cette fragrance est une réinterprétation de la formule originale inventée par son prédécesseur… en 1965. «J’ai été formé par Jean-paul Guerlain, qui a lui-même appris son métier de son grand-père né en 1874.» Loin d’être ronflante, l’histoire se renifle ici de façon très actuelle : en humant les effluves de vanille laissées par Habit Rouge Dress Code sur mon foulard, j’ai l’impression de m’imprégner de deux siècles de parfumerie.
Alors que je me dirige vers la sortie, mon regard se pose sur le Rouge G et son écrin argenté, qui ne semble d’abord rien d’autre qu’un simple rouge à lèvres. Olivier Echaudemaison, qui dirige la création des maquillages pour la maison (et qui a coiffé Jackie O et Grace Kelly au cours de sa carrière), me le prend gentiment des mains et ouvre le boîtier. Telle une figurine des Transformers, mais en mille fois plus élégante, un miroir se déplie comme par magie, permettant de se maquiller n’importe où. Je n’ai pas l’intention de porter du rouge à lèvres, mais je contemple malgré tout l’idée d’en acheter un pendant un instant. Sous sa forme oblongue, le boîtier cache un mécanisme de 18 pièces qui travaille harmonieusement, discrètement, sans même qu’on s’en rende compte. Le luxe de la simplicité n’aura jamais été aussi séduisant.