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BELGRADE MONTE EN GRADE

Boîtes de nuit flottantes, scène artistique éclectique et partys endiablés dans une ville en transition.

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LÀ OÙ JE ME TIENS, AU TROISIÈME ÉTAGE du Museum of Contempora­ry Ar t Belgrade (MoCAB) récemment rouvert, l’image de la ville se précise. L’expo inaugurale, Sequences: Art of Yugoslavia and Serbia, une lecture de l’évolution de l’art serbe jusqu’à nos jours, est un tourbillon kaléidosco­pique de photos du xxe siècle : des paysages monténégri­ns modernes, des abstractio­ns macédonien­nes, un maréchal Tito façon pop art. Marina Abramovi , la plus célèbre fille de Belgrade, est dans le coin. Mais il y a plus. « C’est un espace ouvert », lance le conservate­ur en chef Dejan Sretenovi en indiquant les murs de verre sur deux côtés du bâtiment moderne. En col roulé noir avec des boucles noires aux épaules, il a le physique de l’emploi.

Mon regard sautille. D’un côté, je saisis des bribes de la chaotique vieille ville, rasée et reconstrui­te plus souvent que Jérusalem ; de l’autre, la ville nouvelle de Novi Beograd et ses totems brutaliste­s. J’entraperço­is le parc Kalemegdan et sa forteresse (passerelle entre l’Orient et l’Occident depuis 2000 ans), face aux célèbres boîtes de nuit flottantes de la ville. J’embrasse la Save du regard, et la courbe où elle se jette dans le Danube. La capitale serbe est façonnée par ce confluent : toujours en transition, jamais vraiment stable. Bienvenue dans l’entre-deux.

LA SERBIE N’EXISTE COMME ÉTAT INDÉPENDAN­T QUE DEPUIS 12 ANS

et cherche encore ses assises après 30 ans de guerre, de bombardeme­nts, de sanctions et d’imposition­s de visas, auxquels s’ajoute aujourd’hui un président ultranatio­naliste autocrate. Alors que le pays chemine vers son adhésion à l’UE, le slogan « born in the SFRJ » (la République fédérative socialiste de Yougoslavi­e, disparue en 1992) hante les murs, t-shirts et publicatio­ns Instagram. Dans ce changement continuel, Belgrade bouillonne d’énergie cinétique, entre gastronomi­e en progressio­n, collectifs d’artistes éclectique­s et vie nocturne innovante et influente. Ce sont les créateurs qui font bourdonner la ville d’activité.

Ma première visite à Belgrade date de 2012, et cette fébrilité m’a tenue en éveil les cinq mois que j’y ai passés. Je serpentais dans les rues grises sans jamais savoir, vu l’architectu­re discordant­e (immeubles résidentie­ls postsocial­istes, façades art nouveau, églises serbo-byzantines), ce qui m’attendait au tournant ; une fois, c’était un monumental bureau de poste orwellien. Les jeunes Belgradois étaient engagés et subversifs, aussi désireux de mettre en valeur leur ville que de démanteler le système qui l’asservissa­it. (Les plus âgés m’ont accusée trois fois d’être une espionne occidental­e, ce qui avait un certain charme chargé d’aventure.) Cette fois-ci, un chauffeur de taxi me demande si c’est ma première visite. Je lui réponds que non, mais que six ans ont passé. « Ç’a beaucoup changé », dit-il. En quoi ? « Ben, c’est pas mieux. » Mais ça lui plaît ? « Oh, j’adore Belgrade. Je pourrais fumer ? »

« LA BEAUTÉ DE BELGRADE, C’EST QU’ELLE EXCELLE À MENER DES VIES PARALLÈLES. ON PEUT Y ADOPTER DIFFÉRENTE­S IDENTITÉS. »

« JE NE SAIS COMBIEN DE FOIS CETTE VILLE A ÉTÉ ATTAQUÉE,

conquise, libérée ; elle a une sorte d’instinct de survie, raconte l’architecte et urbaniste Maja Lali . Comme une volonté de vivre. » Quand je préparais ce voyage, je voulais rencontrer cette native de Belgrade au Mikser House, le café, bar, magasin concept, galerie, lieu de travail et cetera qu’elle a ouvert avec son mari en 2012. L’endroit était le visage du nouveau Savamala, quartier délabré promis à devenir un pôle d’art et de design. Le hic, c’est que le Mikser House a fermé ses portes l’an dernier et que le néo-nouveau Savamala n’a rien du havre de créateurs issus du peuple qu’on attendait. L’ont envahi la vie nocturne et un complexe de luxe controvers­é, le Belgrade Waterfront, qui a soulevé l’ire d’opposants locaux à l’embourgeoi­sement.

On se rencontrer­a plutôt dans le bas Dor ol, où affluent à présent les créatifs. Je passe une matinée ensoleillé­e dans la rue Dobra ina, passant au Holesterol pour le brunch (pain brioché au beurre garni d’un oeuf, de jambon et de kajmak, version serbo-croate de la crème caillée), suivi d’un café au Pržionica D59B, microtorré­facteur ayant ses propres balado et maison de disques et proposant des spectacles hebdomadai­res de DJ. Je zyeute les gâteries, babioles et produits dérivés Tesla au centre communauta­ire Dor ol Platz, puis m’assois parmi une foule de branchés du coin sirotant un espresso, portant des lunettes de soleil et lisant le journal ; je commande à boire pour réaliser que je suis dans un centre d’activités pour enfants.

Je rejoins Mme Lali au Smokvica, resto lumineux logé dans une résidence de 1904 signée Jelisaveta Na i , première femme architecte de Serbie. Devant un verre de malvoisie croate frais et fruité, nous parlons de ce qu’il faut pour bâtir du durable. À Belgrade, où les établissem­ents durent le temps d’une saison, le Mikser House se qualifie certaineme­nt, après ses cinq ans d’existence (et 1,2 million de visiteurs). « La politique publique se fourvoie, il faut donc se débrouille­r tout seul », soupire Mme Lali . Malgré la réouvertur­e du musée d’art contempora­in (retardée pendant des années par des écueils de constructi­on aux relents de corruption), l’État soutient peu la culture, et quand il le fait, les conditions et la paperasser­ie peuvent prendre à la gorge les mieux intentionn­és. À défaut, des initiative­s indépendan­tes (comme la galerie d’avant-garde U10 et le collectif d’artistes alternatif­s Kvaka 22) investisse­nt des lieux abandonnés. « La beauté de Belgrade, c’est qu’elle excelle à mener des vies parallèles, fait observer Mme Lali . D’où son charme, peutêtre : on peut y adopter différente­s identités. »

DEPUIS LES TURBULENTE­S ANNÉES 1990, LES BELGRADOIS SE

font un devoir de s’amuser. Durant les guerres yougoslave­s, l’hédonisme était une façon de se rebeller et de survivre. Par la suite, le capitalism­e naissant a injecté de l’argent frais dans le milieu, qui a grossi jusqu’à inonder la ville et débordé jusqu’à ses cours d’eau, la Save et le Danube, qu’occupent en été quelques centaines de trépidante­s discothèqu­es-péniches.

Le Klub 20/44 (dit le Boat) est un lieu de rencontre des créatifs belgradois, attirés par l’ambiance exentrique et intimiste tendue de velours rouge. « On a longtemps été coupés de tout. On voulait seulement interagir avec d’autres lieux, sans frontières, par le biais de la musique », explique Milivoje Božovi , en essuyant la sauce barbecue sur ses doigts. Je suis avec lui au Telma (un bar à burgers qui, oui, accueille lui aussi des DJ). La célèbre boîte a ouvert ses portes en 2009 sur une péniche restaurée, un an avant l’assoupliss­ement des exigences relatives aux visas pour les Serbes. Au lieu d’attendre des mois la permission d’aller à Berlin, on a alors pu faire venir des DJ étrangers et créer un milieu où développer les talents locaux.

« À l’avenir, cette ville sera plus blanche, plus propre », affirme Božovi en faisant allusion au projet du Belgrade Waterfront, qui vise à repeindre certaines façades. « Mais je suis heureux d’avoir été ici quand c’était gris, car la vie n’est pas que blancheur immaculée. Je crois que les gens qui restent ici sont vraiment accros à la ville. »

Le Boat est une valeur sûre tous les soirs, mais mon amie a autre chose en tête: «Tu dois aller au Drugstore, mais pas avant 2 h. » Oui, la vie nocturne débute un peu plus tard ici. Je regarde l’heure en bâillant : 21 h. Mais je me dis qu’en comptant sur le décalage de six heures, je pourrais y arriver.

Je commence par le resto Ambar, où j’étudie le concept de « cuisine balkanique moderne ». Il s’agit d’un terme que j’ai entendu ridiculise­r par les Serbes, mais dont je me délecte au bar. Les influences culinaires régionales (grecque, autrichien­ne, turque, hongroise) sont minimisées, avec des plats traditionn­els tels que evapi d’agneau et de boeuf et dolmas accompagné­s de salsa acidulée aux pommes et de bonnes salades fraîches.

De là, je suis le son d’une trompette et grimpe l’escalier délabré de la boîte de jazz Bašta, saturé de chaleur, de conversati­ons et d’une version étonnammen­t sensuelle de Macarena. Je commande un Melon Martini, car je file comme ça. Je me fraie un chemin entre des tapons d’amazones serbes dans un bar situé là où se trouvait le Mikser House (paix à son âme), puis à une soirée hip-hop, entourée de queues de cheval bien tirées, de visages fardés et de quelques chaînes en or, j’accompagne une chanson de Beyoncé en repoussant mes cheveux sous une pluie de faux dollars américains. Je regarde mon téléphone, sans bâiller : il est assez tard pour passer au Drugstore.

Je traverse la ville jusqu’à un quartier encore en friche sur les rives du Danube, grimpe un escalier de secours et pénètre dans l’ancien abattoir. Là, brutalisan­t ses platines à l’avant de l’imposante salle, se dresse celle qu’on m’a conseillé de venir voir ce soir : la DJ Sonja Sajzor, une femme trans qui a grandi dans la campagne serbe. À gauche et à droite, des garçons se tripotent et s’embrassent à pleine bouche, et un barman me dit que plus tôt, trois drag-queens locales ont mis le feu sur scène. Dans une ville qui commence à peine à tenir des marches de la Fierté sans incident, c’est encouragea­nt. L’endroit est crasseux et sympa, plein de vie et d’amour, et se tenir au fond de l’immense salle triangulai­re, plus large que haute, produit un effet de vision télescopiq­ue, comme si on regardait par un viseur quelque chose prendre forme.

JE NE CESSE DE REPENSER À CE QUE NEBOJŠA BOGDANOVI , programmat­eur musical du Boat, a lancé au bar à burgers : « L’État nie catégoriqu­ement le potentiel de cette culture undergroun­d. » Belgrade figure depuis bientôt 20 ans sur la liste des villes montantes qui se disputent le titre de « la nouvelle Berlin », mais divers facteurs (pauvreté et chômage, corruption, censure, manque d’infrastruc­tures culturelle­s) l’empêchent de franchir le cap. Mais aussi gros que soient ces obstacles, je sais ce qu’il y a de l’autre côté. Je songe aux hôtels inabordabl­es de Williamsbu­rg, aux visites guidées qui envahissen­t le Mile-End de Montréal et à la banalisati­on de la culture. Ces lieux sont moins en ébullition maintenant. Cet entredeux crée un espace propice à l’épanouisse­ment des artistes et de la créativité, et bien que la Serbie cherche encore son rythme, le changement, c’est peut-être ce que Belgrade fait de mieux. VOS COMMENTAIR­ES : COURRIER@AIRCANADAE­NROUTE.COM

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