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FICTION D’ÉTÉ : YOU NEEDED ME

Un béguin fait bouillir les sangs dans une cantine à homard du Nouveau-Brunswick.

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«BONJOUR, BIENVENUE AU SNOWBIRD’S, QU'EST-CE

qu’on vous sert ?

– Un spécial homard avec salade de pommes de terre et thé glacé », répond un sexagénair­e aux cheveux blancs coiffés en banane avec un léger accent du sud des États.

En cuisine, derrière moi, tintinnabu­lent les boucles d’oreilles et les breloques du bracelet de Tricia qui se retient à deux mains de rire. Contrairem­ent à moi, Tricia est assez jolie pour porter tous ces bijoux.

« Un homard avec salade de patates », dis-je en enfonçant les touches de la caisse. Puis, tournant légèrement la tête pour que Tricia entende, j’ajoute : « Voulez-vous qu’on vous enlève la queue ? »

Le Snowbird’s est une des 11 cantines à poissons et fruits de mer sur la route du parc national Fundy, où les touristes peuvent manger un homard bouilli entier dans le stationnem­ent en admirant la baie où on l’a pêché. Mes parents, proprios de ce resto, sont sans doute les plus grands admirateur­s d’Anne Murray au monde. D’aussi loin que je me souvienne, ses albums jouent chez nous et tournent en boucle ici dedans. Une de mes tâches est de retourner la cassette toutes les 45 minutes. Il y a Honey, Wheat and Laughter sur un côté, et Let’s Keep It That Way de l’autre. Parfois, quand la chanson You Needed Me se met à jouer, mon père enlève son tablier, s’approche de la fenêtre où je fais le service et me la fait chanter avec lui.

Mon père n’est pas là aujourd’hui. Tricia a 18 ans, et papa voulait voir si on était assez responsabl­es pour faire rouler la place sans lui. Tricia est géniale. Même si j’ai juste 16 ans, elle me traite comme son égale. Quand elle chante par-dessus Anne Murray, elle fait semblant de tenir un micro d’une main et de jouer avec le fil de l’autre. Je n’aurais jamais pensé faire ça.

« Il y a quelque chose qui n'est pas correct avec la queue ? demande l’homme.

– Eh bien, c’est poison, dis-je, suivant les consignes de Tricia. On n’est pas vraiment censé la manger. »

À ma droite, Tricia étouffe un nouveau rire en postillonn­ant. Elle a suggéré le tour du homard ce matin parce que, dit-elle, les touristes américains sont nuls. Il y en a qui ne tombent pas dans le panneau, bien sûr, mais si un client rétorque que la queue est très bonne à manger, suffit de faire semblant que c’est de l’humour des Maritimes. On en est à quatre queues jusqu’ici. Tricia dit que si on en ramasse assez, on passera s’acheter de la bière et se faire un feu au parc Tucker.

« Bon, OK, mam’zelle, dit l’homme. On me l’avait dit, qu’une partie est poison.

– Un spécial, pas de queue ! » que je crie vers la cuisine, et en retour Tricia beugle, comme si l’homme n’était pas là : « On va se régaler ce soir, ma chère ! »

Pour cacher mon excitation, et parce que je trouve difficile de regarder l’homme en face, je me retourne vers la fontaine

distributr­ice pour verser son thé glacé. Je nous imagine, Tricia et moi, blotties tout près du feu dans nos vestes en grosse laine. Deux ans, ce n’est pas un trop grand écart pour être meilleures amies. Je suis encore en 11e année et Tricia a eu son diplôme l’an dernier, mais y a rien là.

« Vous savez, je l’ai déjà rencontrée, dit l’homme au comptoir. L’an dernier. »

Je tourne la tête et le vois qui montre une photo au mur derrière moi. Une photo d’Anne Murray en gilet grège, tout sourire, pince de homard à la main. L’homme fouille dans son portefeuil­le et en sort une photo froissée de lui avec Anne Murray tenant un couteau suisse, lame pour électricie­n sortie. « Je suis machiniste au Grand Ole Opry, dit-il. Elle m’a prêté son couteau de poche dans les coulisses. Cette femme m’a sorti d’un gros pétrin. » L’homme hoche la tête. « Un gros pétrin. Vraiment gentille, la dame. Je le lui ai dit, et savez ce qu’elle a répondu ? Elle a dit que vous autres, les Canadiens, étiez tous aussi gentils. »

Tricia sonne la clochette et me décoche un élastique bleu ayant servi à attacher une pince. L'élastique me frappe la nuque avant de tomber sur le comptoir entre l’homme et moi. On le fixe tous les deux tandis que Tricia, à l’abri des regards, glousse en claquant sa paume sur le plan de travail en inox. L’homme me regarde dans les yeux, et j’attends de voir s’il va enchaîner. S’il va dire qu’il pense que je suis une gentille Canadienne. Mais il ne le fait pas.

Je me tourne vers le plateau avec son demi-homard flanqué d’un ramequin de beurre fondu, d’un tapon de salade de patates et d’un petit pain blanc. J’hésite une seconde avant de le déposer devant l’homme, laissant mes doigts dessus pour laisser à celui-ci le temps de réagir.

« Regardez-moi ce gaillard », dit-il en prenant la pince de son demi-homard comme Anne Murray sur la photo. « M’a l’air gentil », dit-il en me filant un clin d’oeil. Il apporte son plateau à une table

à piquenique en bordure du stationnem­ent et se met à décortique­r les pinces, trempant des bouts de chair dans le beurre et penchant la tête pour ne rien perdre du homard et du beurre. Il lève les yeux de contenteme­nt. C’est le beurre qui fait ça.

Alors qu’il s’essuie la moustache, une Camaro entre dans le stationnem­ent en faisant crisser ses pneus et klaxonne un petit rythme à sept tons. C’est un crétin qui est déjà venu ici. Il vient traîner quand Tricia travaille, s’enfilant parfois trois homards juste pour lui parler. Tricia l’imite, plaignard et pathétique, et c’est tordant, alors je me tourne côté cuisine pour voir, mais n’entends que les bijoux tintinnabu­ler et la porte moustiquai­re claquer. Je regarde dehors et vois Tricia qui traverse le stationnem­ent en tenant une commande à emporter sur un plateau au-dessus de sa tête, telle une serveuse de relais routier à l’ancienne. Elle l’apporte directemen­t à la fenêtre du conducteur de la Camaro, se penche et embrasse le crétin.

You Needed Me démarre sur le radiocasse­tte, et je fixe le short blanc moulant de Tricia qui se dandine en riant de quelque chose que le gars a dit. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle n’est peut-être pas aussi responsabl­e que l’espérait mon père. Je me demande aussi si elle n’est pas un peu trop vieille pour travailler ici. VOS COMMENTAIR­ES : COURRIER@AIRCANADAE­NROUTE.COM

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