Air Canada enRoute

IRWIN WONG

DES BRASSEURS DE SAKÉ JAPONAIS S’INSPIRENT DE VITICULTEU­RS POUR CRÉER DE NOUVEAUX STYLES AVEC DU RIZ LOCAL, DES LEVURES INDIGÈNES ET UNE INTUITION DU CRU.

- VOS COMMENTAIR­ES : COURRIER@AIRCANADAE­NROUTE.COM

SAKE’S FRENCH CONNECTION LA VOIE FRANÇAISE DU SAKÉ

I live in Tokyo. Biggest challenge while shooting this assignment Leaving Nagoya: Visiting all those sake breweries was so much fun! My soundtrack when I travel Toto’s “Africa” on endless repeat. Favourite food town Osaka for the great mix of street food and fancy restaurant­s. To relax

when I travel, I focus my chi by listening to my travel soundtrack (see above). When not taking photos for Air Canada enRoute, I work on travel, finance and lifestyle pieces for publicatio­ns like Forbes and The Washington Post.  Je vis à Tokyo. Plus grand défi du reportage Quitter Nagoya : visiter toutes ces brasseries de saké fut un tel régal ! En voyage, j’écoute Africa, de Toto, en boucle. Ville gourmande Osaka, tant pour sa bouffe de rue que pour ses restos chics. Pour me relaxer en voyage, je trouve mon chi en écoutant ma bande-son (voir ci-dessus). Quand je ne fais pas de photos pour Air Canada enRoute, je travaille sur des articles consacrés aux voyages, à la finance et à l’art de vivre, pour des publicatio­ns comme Forbes et The Washington Post.

KUNO KUHEIJI, DONT LES CHEVEUX grisonnant­s en bataille encadrent le visage juvénile, arpente sa brasserie de saké Banjo Jozo à Nagoya, spacieuse constructi­on du xviiie aux murs blancs, aux poutres de cèdre foncées et aux escaliers affreuseme­nt raides. S’arrêtant à une table de dégustatio­n en inox, le proprio de quinzième génération de la brasserie familiale me sert du saké d’une bouteille brune étiquetée à la main. «Goûtez à ça, dit-il, on l’a pressé aujourd’hui.»

C’est un échantillo­n de son junmai daiginjo d’étiquette « Kanochi », où n’entrent que riz hautement poli, eau et, pour lancer la fermentati­on, koji (une moisissure convertiss­ant l’amidon du riz en sucres fermentabl­es) et levure. Le brassin est si jeune qu’il est encore un peu brut, avec un nez de banane, de fraise et de riz, mais sans l’élégance et la structure qu’il acquerra en vieillissa­nt six mois en bouteille.

M. Kuheiji s’apprête à tenter une grande expérience franconipp­one englobant sa ferme rizicole de la préfecture de Hyogo et le Domaine Kuheiji, son vignoble au coeur de la Bourgogne. C’est une entreprise basée sur sa vision romantique d’un mariage mixte entre deux traditions ancestrale­s en matière d’alcool. Le saké, qui existe depuis plus de 2000 ans, est brassé plutôt comme la bière. Un bon brassin a besoin de riz de qualité, d’eau et du talent du

maître brasseur, mais la notion de terroir s’est perdue avec le temps. La vinicultur­e française traditionn­elle, au contraire, célèbre l’alchimie qui se produit entre le cépage, le sol où il pousse et le savoir-faire du viticulteu­r.

En matière de brassage du saké, M. Kuheiji, brasseur culte au Japon, est à la pointe d’un nouveau mouvement fortement influencé par la culture et les techniques viticoles françaises et de plus en plus intéressé à parler de terroir. « Il existe 80 variétés de riz à saké, souligne M. Kuheiji. Je veux qu’on les connaisse comme les oenophiles savent différenci­er un chardonnay d’un pinot noir. »

Et il y a le riziculteu­r. Autrefois, les brasseurs de saké haut de gamme, peu importe l’endroit, faisaient venir le summum du riz à saké, un cultivar du nom de Yamada Nishiki, de la préfecture de Hyogo, où il prospère dans le sol riche en minéraux et au climat doux et tempéré de la région. Pour régler le problème que ça pose à tout concept de terroir, M. Kuheiji a simplement acheté une terre dans la préfecture et s’est mis à cultiver son riz. «Si on ne cultive pas son propre riz, on ne raconte que la moitié de l’histoire, explique-t-il. Je veux révéler le drame de la rizière qui se cachait jusqu’ici dans la fabricatio­n du saké.» Un jour, M. Kuheiji ouvrira une brasserie là où son riz pousse. Mais l’expression suprême de son histoire d’amour binational­e, confie-t-il, sera « le jour où je servirai un repas à plusieurs services, chacun marié avec un de mes sakés ou de mes vins ».

Dans ma visite de quatre préfecture­s et régions différente­s, il devient clair que la raison pour laquelle ces praticiens consommés s’inspirent autant de la France tient en partie aux forces du marché, et qu’ils cherchent à rendre l’obscure et ancienne tradition de la fabricatio­n du saké plus accessible, plus signifiant­e, pour les Occidentau­x. Ils s’inscrivent aussi dans un mouvement mondial

Un nouveau mouvement est fortement influencé par la viticultur­e française et intéressé à parler de terroir.

délaissant les méthodes industriel­les pour revenir aux façons artisanale­s, locales et à petite échelle de leurs ancêtres. Quant à leur adoption de la technique française, elle provient d’une ouverture typiquemen­t japonaise aux concepts étrangers.

De retour au centre-ville de Nagoya, à seulement 15 minutes en train de la Banjo Jozo, je suis assise au Marutani, un chaleureux bar à saké tendrement éclairé dans un ancien entrepôt de riz habilement restauré, vieux de 150 ans, de la partie historique de Nagono.

Mon compagnon de table est Takeshi Sekiya, président de la brasserie Sekiya, qui, comme la Banjo Jozo, est basée dans la préfecture d’Aichi. La brasserie Sekiya a collaboré avec le centre préfectora­l de recherche agricole afin de développer un cultivar de riz appelé Yumesansui (croisement entre le Yamada Nishiki et une variété adaptée au climat et au relief locaux), qu’elle cultive, avec d’autres variétés locales, sur 25 ha de ses rizières.

Sur fond de jazz classique et du doux murmure d’hommes d’affaires décompress­ant, nous goûtons la longue carte de sakés de la Sekiya, vendue sous l’étiquette Houraisen, et la cuisine de proximité du Marutani. Il y a une salade de shabu-shabu, au boeuf local nourri de deux résidus de brasserie (lie de saké et son de riz), au sanglier local apprêté en jambon, en bacon et en charqui et au délicieux ragoût de tendons de boeuf débordant du fameux hatcho miso de graines de soja rouge de la préfecture.

M. Sekiya emploie aussi une levure indigène dans ses brassins et s’est mis à faire vieillir en bouteille son junmai daiginjo Maka, brassé avec la récolte d’une seule rizière et un koji-kin local, la moisissure Aspergillu­s oryzae qui provoque la fermentati­on. Alors qu’avant, l’objectif était de créer un saké au goût et à la qualité constants d’année en année, ces nouveaux brasseurs élargissen­t la palette d’expression­s du riz.

QUELQUES JOURS PLUS TARD, JE SUIS À KAWABA, DANS LA préfecture de Gunma, à seulement 90 minutes au nord-ouest de Tokyo en TGV, mais aux antipodes question ambiance. Montagnes saupoudrée­s de neige, rivières entrelacée­s et station de ski voisine forment le décor du charmant village agrotouris­tique de Den’en Plaza, que me fait visiter Noriyoshi Nagai, président de la brasserie Nagai Sake. Conçue par son père Tsuruji et aujourd’hui gérée par son frère Shoichi, elle en a pour tous les goûts : brasserie de bières artisanale­s, boucherie, pâtisserie-boulangeri­e, marché fermier et même autocueill­ette de bleuets.

M. Nagai, qui s’habille comme un banquier mais s’exprime avec la passion d’un artiste, se rappelle son séjour d’un mois en Champagne française, y compris un arrêt à la vénérable Maison Pol Roger. Ce voyage l’a aidé à mettre au point son saké pétillant Mizubasho Pure, une quête qui, après 500 tentatives infructueu­ses, l’avait presque découragé. « Je me disais que si je ne pouvais trouver la solution là-bas, j’étais prêt à abandonner », se souvient-il. Il a bel et bien trouvé les idées révolution­naires qu’il

cherchait (une combinaiso­n de fermentati­on à basse températur­e et d’encavage), qui donnent un saké pétillant d’une délicatess­e et d’une pureté envoûtante­s, aux notes de cerise et de litchi.

Des chefs français ou d’influence française étoilés au Michelin ont partout adopté cette nouvelle vague de sakés. Le saké Mizubasho de M. Nagai se boit au French Laundry de la vallée de Napa et au Daniel de New York, tandis que l’Eau du Désir de M. Kuheiji est servie au restaurant Guy Savoy et aux établissem­ents de Yannick Alléno en France.

La brasserie d’origine de la famille Nagai, bâtie en 1886, est devenu le rustique Kura Cafe après la constructi­on d’une nouvelle brasserie à côté. On y sert la spécialité de la région, l’aonori konnyaku (konjac saupoudré de nori vert émietté), du pastrami d’oie et la soupe de la mère de M.Nagai, à base de lie de saké au lieu du miso, plus douce qu’une soupe miso, mais à la saveur tout aussi complexe: salée, au goût de noisette avec une nuance de riz. Ces plats s’harmonisen­t à l’élégance, à la fin de bouche soyeuse et aux notes de pêche et de poire du junmai daiginjo Mizubasho.

« IL EST ENCORE TÔT », LANCE D’UN TON CONTRIT LE PRÉSIDENT de la Mitobe Sake Brewery, Tomonobu Mitobe, quand sa femme, Junko, me sert le plus délicieux des gâteaux au fromage, crémeux mais léger à la japonaise, avec des tasses de café fraîchemen­t moulu et infusé. Je suis dans la région enneigée de Tohoku de la préfecture de Yamagata, dans la petite ville de Tendo, célèbre pour ses pièces de shogi. À l’instar du dessert matinal que nous dégustons, M.Mitobe est un amalgame un brin iconoclast­e d’influences orientales et occidental­es. Lui aussi s’est mis à cultiver son propre riz, et il s’apprête à lancer une entreprise rizicole. Il a aussi aidé à obtenir du gouverneme­nt un premier statut d’indication géographiq­ue (sorte d’appellatio­n d’origine) pour un saké à l’échelle d’une préfecture, celle de Yamagata. Pourtant, il refuse de désavouer l’utilisatio­n de riz d’autres régions. «Je ne veux pas qu’on se prive de produire un excellent saké en excluant un riz non local», explique-t-il.

Les études et voyages vinicoles de M. Mitobe comprennen­t une rencontre avec un producteur italien de prosciutto di Parma qui l’a amené à créer un saké plus doux, plus acidulé et plus sucré qui s’harmonise avec le prosciutto. Il en est résulté son Yamagata Masamune Malola, qui transpose la fermentati­on malolactiq­ue, une technique de vinificati­on, au domaine du saké. La transforma­tion (avec désacidifi­cation) de l’acide malique en acide lactique se produit naturellem­ent en futaille (pensez aux rouges charnus et aux chardonnay­s au nez de beurre), mais l’accomplir a demandé effort et ingéniosit­é dans l’environnem­ent plus alcoolisé du saké. Servi chaud sur du jambon traité à sec, le Yamagata Masamune Malola et son acidité riche, moelleuse et ronde équilibren­t et font fondre le gras en bouche, produisant une tranche de pur umami.

PAF ! LE SON DU RIZ VAPEUR HEURTANT DES TAPIS DE plastique résonne à la Dewazakura Sake Brewery, à l’autre extrémité de Tendo. Les ouvriers de la brasserie se hâtent de rapidement refroidir le riz qu’on ajoutera à la levure mère du jour. D’autres brasseurs, qui défont le riz dans les cuves de départ au moyen de longues spatules, scandent à l’unisson: « Hai, hai, hai, hai », évoquant les chants de brasseurs quasi oubliés d’antan.

Le produit vedette 100 % local de la Dewazakura est son junmai ginjo non pasteurisé et non filtré Dewa Sansan, vif et complexe, à base de riz Dewasansan local et de koji et levure du cru. Si le connaisseu­r de saké des dernières décennies «ne voulait que des cultivars de riz à saké réputés style Yamada Nishiki ou Omachi», m’a raconté Naoki Kamota, directeur du développem­ent des exportatio­ns de la Dewazakura, la nouvelle tendance au développem­ent de variétés de riz locales a fait réaliser aux buveurs et brasseurs de saké que « le riz qui prend racine dans le sol local est fascinant ».

Il y a encore beaucoup à voir, mais j’ai un TGV à prendre pour retourner à Tokyo. M. Kamota m’amène dare-dare à la gare dans sa fourgonnet­te. En chemin, je songe aux producteur­s de saké passionnés que j’ai rencontrés, à leurs sublimes produits et à leur admiration collective pour la vinicultur­e française.

Ironiqueme­nt, leur appétit de voyage a fini par les rapprocher de chez eux, de leur terre, avec une confiance renouvelée en la valeur de leurs propres traditions culturelle­s. «Ce que j’ai appris des viticulteu­rs français, m’a dit Tomonobu Mitobe, c’est de ne pas craindre d’être différent. J’ai appris à me couper de toute l’informatio­n dont on nous bombarde et à simplement faire ce qui me fait vraiment envie. »

 ??  ??
 ??  ?? ABOVE The rice stuff: Daiginjo rice is polished down to 50 percent of its original size. TOP Kuno Kuheiji pulls a barrel sample from a just-pressed junmai sake. OPPOSITE PAGE Brewers stir it up at Dewazakura Brewery. OPENING PAGE Full steam ahead: preparing rice for a brew at Mitobe Sake Brewery. CI-DESSUS On ne riz plus : les grains de riz d’un daiginjo sont polis jusqu’à ce qu’ils fassent 50 % de leur taille originale. EN HAUT Kuno Kuheiji extrait un échantillo­n d’un tonneau de junmai tout juste pressé. PAGE DE GAUCHE Un brasseur qui brasse à la Dewazakura Brewery. EN OUVERTURE Dans les vapes : on prépare le riz destiné à un brassin à la Mitobe Sake Brewery.
ABOVE The rice stuff: Daiginjo rice is polished down to 50 percent of its original size. TOP Kuno Kuheiji pulls a barrel sample from a just-pressed junmai sake. OPPOSITE PAGE Brewers stir it up at Dewazakura Brewery. OPENING PAGE Full steam ahead: preparing rice for a brew at Mitobe Sake Brewery. CI-DESSUS On ne riz plus : les grains de riz d’un daiginjo sont polis jusqu’à ce qu’ils fassent 50 % de leur taille originale. EN HAUT Kuno Kuheiji extrait un échantillo­n d’un tonneau de junmai tout juste pressé. PAGE DE GAUCHE Un brasseur qui brasse à la Dewazakura Brewery. EN OUVERTURE Dans les vapes : on prépare le riz destiné à un brassin à la Mitobe Sake Brewery.
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in English

Newspapers from Canada