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LA PETITE PENTE DANS LA PRAIRIE

- BY / DE JOANNIE LAFRENIÈRE

 Une pente de ski dans la plaine de l’est du Manitoba a un festival annuel de musique, 17 chalets à louer et beaucoup de coeur. BY / PAR CAITLIN WALSH MILLER

Cachée dans les bois de l’est du Manitoba, où la plaine sans fin rencontre la forêt boréale, une pente de ski de 52 m est cause d’un grand émoi.

AU BORD DU LAC HIGH, PLAN D’EAU ISOLÉ À LA FRONTIÈRE du Manitoba et de l’Ontario, il appert que je suis tombée dans un conte de fées d’arrière-pays. Vrai, tout le monde ne voit peut-être pas le Manitoba en janvier comme un conte de fées, mais je viens de visiter trois charmantes maisons (une en rondins, une autre en paille, la troisième isolée avec du papier) bâties par trois soeurs, héritières de tout ce que j’embrasse du regard. Mon guide dans ces bois enchantés est leur père, le « roi de la forêt ancienne » (pour citer un air entendu plus tôt aujourd’hui, chanté par des ménestrels de Winnipeg), aux cheveux blancs comme la neige qui recouvre ladite forêt. Nous avons même un noble destrier : une vieille motoneige Bravo. Sur cette bête de somme mécanique, nous suivons la piste sur laquelle Craig Christie et son épouse (et reine), Barb Hamilton, ont d’abord skié pour explorer cette contrée. Pressés par un soleil hivernal déclinant, nous visitons des lieux où sont nées des légendes locales et où le folklore vit encore, où les racines s’enfoncent et où des branches n’ont que des bourgeons. C’est le terreau d’une histoire qui finit bien, mais qui continue de s’écrire.

À 90 minutes à l’est de Winnipeg, où les plates Prairies font place aux pins gris et aux peupliers baumiers de la forêt boréale, il y a Falcon Ridge Ski Slopes et le Falcon Trails Resort voisin. Le lac Falcon s’étend au pied d’un sommet dont l’attitude, sinon l’altitude, en impose. À la base de ce gentil géant se trouve notre château : un petit chalet de ski rouge avec une enseigne parfaiteme­nt de travers où on lit «Starbright Dance Hall». Du dehors, il a l’air d’une galaxie remplie de globes flottants et d’une véritable constellat­ion. « C’était l’idée de Barb », lance la cadette, Caleigh, quand nous sautons de la Bravo et que nous la suivons à l’intérieur, elle et sa longue tresse ondulante. Elle indique l’installati­on lumineuse de brindilles et de vignes au plafond. «Comme bien des choses ici.»

AVANT DE BÂTIR LEUR ROYAUME, BARB ET CRAIG ÉTAIENT DES habitués de Falcon Ridge, qu’on appelait alors les pistes de ski du lac Falcon. La mère de Barb travaillai­t en cuisine à la pente de ski, grillant des hot-dogs sur un poêle à bois. Mais au début des années 1990, le ski alpin n’étant plus l’attraction qu’il avait été dans la région, le domaine public de 12 km2 était sur le point de fermer. En 1996, Barb et Craig l’ont donc racheté, transforma­nt la station délabrée en villégiatu­re quatre saisons. Depuis, ils ont construit 17 logis tout équipés (ça aide qu’ils soient tous deux charpentie­rs), qui attirent les clients souhaitant explorer le Bouclier canadien à pied, en canot ou à skis.

Emily, l’aînée, Brooke, la benjamine, et Caleigh ont grandi dans ces bois les skis aux pieds, entourées de chiens, mais aussi à bosser à la cantine, à nettoyer les chalets et à vérifier la températur­e des spas. Chacune est partie (à Winnipeg, en Suisse ou pour être monitrice de ski à Fernie), mais, conte pour la génération Y oblige, chacune est revenue. Elles ont investi dans ce patrimoine, érigeant à la main des écochalets hors réseau dans les bois autour du lac High, à 2,5 km du pavillon principal, offerts à la location du printemps à l’automne. À présent, Emily supervise le marketing, Caleigh voit à l’administra­tion et Brooke gère la pente, quoique chacune fasse un peu de tout, comme quand elles étaient enfants. Mais Falcon Ridge fait de la place aux nouveaux venus, tels le chef mécano Ryan Gemmel, mari de Caleigh, et le conjoint de Brooke, Ben Pries (banjoïste, fermier et autodidact­e patenté), avec qui celle-ci a bâti son chalet à colombages aux courbes naturelles. Brooke et Ben se sont rencontrés par l’intermédia­ire de leur prof de violon, dont l’apprentiss­age est au programme dans ce coin de la province.

La famille exploite Falcon Ridge avec de l’affection pour ses limites ; Barb fait remarquer que « la colline ne va pas grandir ». (Un panneau annonce « 2580 pouces de pur plaisir alpin ».) Pour compenser, on élargit l’offre : courses en sentier, biathlons, fêtes de ski nordique et concerts hebdomadai­res d’après-ski. Mais je suis ici pour l’ancêtre de ces événements, Snowdance, un festival célébrant la musique et les cinglants hivers à -30 du Manitoba qui se tient chaque année depuis 2012. Comme tout rituel visant à agir sur le temps qu’il fait, Snowdance est né d’un manque de précipitat­ions : un Noël sans neige. D’une journée spéciale mettant en vedette les talents multiples du personnel de Falcon Ridge, on est passé à un festival de trois jours qui affiche complet en quelques minutes (il n’y a qu’une centaine de billets, mis en vente début janvier) et qui attire dans les bois de jeunes branchés de toute la province. Le programme de cette année propose 15 artistes et groupes des mouvances folk et indie, de la tripe de nuit, un tournoi de hockey simplifié, du ski attelé avec chiens et chevaux, et du curling avec dindes congelées (on n’a pas vraiment vécu un hiver canadien tant qu’on n’a pas vu un type aux airs de bûcheron lancer une Butterball sur la glace).

«La semaine passée, on s’est dit que ce serait bien d’avoir un igloo, raconte Ryan, alors on examine comment en faire un.» Une devise qui résume la manière Falcon Ridge. Une petite équipe d’employés et de bénévoles vêtus de chemises à carreaux et de laine donnent un coup de main, découpant des blocs, compactant de la neige, buvant de la bière. Une arcade est achevée et on se tope là à qui mieux mieux.

Le lendemain, l’igloo a un toit, deux portes, des lumières scintillan­tes, un lustre à brindilles et un barman, Lyndon Froese, qui prépare des Igloo Maplers, variante du grog. Ce programmeu­r de 33 ans est arrivé à la station il y a cinq ans, de Winnipeg ; au cours du week-end, je le verrai arbitrer un tournoi de hockey, animer une soirée karaoké et donner un atelier sur l’adoption du système duodécimal. Il a aussi écrit What People Do for Fun in the Woods, un recueil de nouvelles que j’ai trouvé dans mon chalet et lu d’un trait au coin du feu à ma première soirée. C’est une parfaite intro à tout ce qui s’appelle Falcon, comme l’incident du lac Falcon (la plus célèbre observatio­n d’ovni au Canada) et une mission impliquant un gâteau de noces, une motoneige et une conversion au judaïsme

dans un spa. On y présente aussi les gens de Falcon Ridge : Moustache Gord, Everyday Bob et Safety Gerry. Je dévisage l’homme au bandeau rouge cerise, qui vient de faire un vibrant plaidoyer pour l’abandon du système décimal dans l’exiguïté d’une boutique de location. Ce lieu a le don d’attirer les personnage­s.

« UNE BANDE DE HIPPIES SOÛLS DÉVALANT DES CANALISATI­ONS industriel­les au milieu de la nuit: c’est une vision qu’on n’oublie pas. » On est dimanche de bonne heure, et Daniel Jordan s’adresse auxdits hippies tandis que son groupe, le trio folk Red Moon Road, monte sur la scène du chalet. À propos de la veille: il y a eu au bar lambrissé du Falcon Lake Hotel une électrisan­te soirée dansante menée par la hurlante chanteuse de Red Moon Road, Sheena Rattai, qui a fini dans la piscine de l’hôtel. Ce matin, l’ambiance au chalet est, disons, mollo. Une gueule de bois en bottes de ski, ça brette.

«Désolée, Barb, j’ai tout donné sur scène hier soir», lance Sheena. Mais elle se met à chanter, et sa voix est aussi belle et chaude que les éclats de sa blonde crinière bouclée. En fille de prédicatri­ce elle-même fille de prédicateu­r, elle sait quoi faire avec un public du dimanche matin. Sur des canapés rembourrés à craquer et des chaises de bois, la foule de vingtenair­es manitobain­s à tuque est absorbée par le spectacle ; nul ne regarde son téléphone ni ne filme, ce qui est encore plus étonnant qu’une piste de ski alpin

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