À l’une des plus vieilles stations des États-Unis, les flocons artificiels font le bonheur des skieurs.
D’OÙ JE SUIS, AU PIED DE LA STOWE MOUNTAIN RESORT, la neige semble tracer d’éclatants rubans sur les sommets, éclaircissant l’obscurité de l’hiver vermontais. Mais quand j’entre dans l’usine de fabrication de neige de Stowe, j’ai sur elle un gros plan que je n’imaginais pas. Ici, on la rend en pixels verts, bleus et rouges, illustrant dans le détail que tous les flocons, qu’ils soient naturels ou artificiels, sont différents. En la scrutant au microscope, je songe qu’il n’y a eu aucune chute de neige naturelle durant la semaine avant mon arrivée ; il a bien fallu intervenir.
« La vérité, c’est que les stations de ski de l’Est doivent faire de la neige, me dit Christopher LeBlanc, superviseur de l’usine de fabrication de neige. On en reçoit plus qu’ailleurs dans la région,
mais pas assez pour exploiter les pistes jusqu’au seuil de rentabilité. » J’examine l’endroit. Coeur de la nivoculture de Stowe, la salle évoque une scène du film des années 1980 Jeux de guerre : sur cinq grands écrans devant moi tremblotent colonnes, graphiques et circuits exprimant pression et humidité atmosphériques et température de l’air et indiquant la position (et la pression hydraulique) des stations de pompage et surpresseurs de la montagne, avec des alarmes qui clignotent et bipent s’il fait trop chaud pour fabriquer de la neige. Dehors, skieurs et planchistes attaquent joyeusement la station du mont Mansfield, point culminant du Vermont, inconscients des décisions cruciales qu’on prend ici.
Ce qui est en jeu au Vermont, c’est la pratique du ski (et les 595 millions de dollars US annuels que ce sport injecte dans l’économie). Avec les changements climatiques, les hivers de NouvelleAngleterre sont plus courts et moins enneigés, et il y a plus de phénomènes météorologiques extrêmes comme la pluie hivernale tombée avant mon arrivée. Pour que des stations comme Stowe restent ouvertes, faire de la neige est essentiel.
Bryce Berggren, opérateur de la salle de contrôle de la station, est aux commandes. «L’action commence à 16 h», fait-il. La température nocturne doit être de moins de 0 °C si on veut créer de la neige. Quatre stations de pompage aspirent l’eau d’un réservoir et l’acheminent aux 1200 canons répartis sur la montagne.
LA TEXTURE DE LA NEIGE ARTIFICIELLE ÉVOQUE LE SUCRE GLACE.
Ventilateurs et compresseurs mêlent jusqu’à 26 m3 d’eau par minute avec juste ce qu’il faut d’air pour en atomiser les gouttes qui, au froid, ont plus l’air de flocons de neige. Bryce Berggren surveille les écrans ; quand s’affiche le message « Conditions météo atteintes. Prêt à démarrer », il actionne un interrupteur. Un nuage retombant en poussière bouche le ciel ; la texture de la neige artificielle évoque le sucre glace.
Fabrication de neige et prévisions météo sont des ajouts modernes à l’une des plus vieilles stations des États-Unis. Capitale autoproclamée du ski dans l’Est, Stowe a eu la première patrouille de ski au pays. Un fil-neige a été installé dans les années 1930, un télésiège a suivi dans les années 1940, et le bar d’après-ski The Matterhorn, où les habitués apportent leur propre chope à bière, affirme être « mal famé depuis 1950 ». La zone principale de la station, Spruce Peak Village, tient un peu plus de la Suisse que de la Nouvelle-Angleterre. Mais filez au village de Stowe, à 10 minutes de route, et tout n’est que maisons blanc, rouge et gris en déclin blotties autour de la Stowe Community Church, une des églises les plus photographiées au pays, érigée au milieu du xixe siècle dans le style colonial de Nouvelle-Angleterre.
Pour voir où se croisent ancien et nouveau, nature et artifice, je grimpe la pente avec Scott Braaten, le nivologue de Stowe. Nous prenons le FourRunner Quad, puis randonnons sur le dernier bout jusqu’à la station du National Weather Service en haut du mont Mansfield. « Les gens de Toronto ou de Washington, qui ont planifié leur voyage, viendront peu importe mon bulletin d’enneigement, mais ceux qui vivent non loin annuleront s’ils croient qu’ils ne s’amuseront pas », lance-t-il en me montrant la balise à neige du service météo. Ce poteau de métal gradué fiché dans une planche sert de nivomètre.
Un peu plus bas, la station de ski a ses propres balises à neige, une au pied de la montagne et l’autre aux deux tiers, à 900 m d’altitude. Chaque matin à 5 h 15, Scott Braaten vérifie celle du bas, notant quantité et type de neige. « On a ce qu’on appelle un soulèvement orographique », explique-t-il. C’est lorsque le relief force l’air à s’élever et à se rafraîchir, ce qui peut causer des précipitations de neige. « Cette crête est en plein là où les nor’easters se heurtent aux clippers albertains. » (Traduction pour nonmétéorologues : c’est ici que les tempêtes qui naissent sur la côte de l’Atlantique Nord-Est rencontrent les dépressions se déplaçant à grande vitesse formées du côté des Rocheuses.)
Quand ça arrive, vous avez de la chance… si vous aimez skier dans de la neige épaisse et pelucheuse. La région a une moyenne de 7,5 m par an, plus que les Adirondacks de l’État de New York et les montagnes Blanches du New Hampshire. Cela dit, 90 % du domaine skiable se paie de la neige artificielle. Avant nos au revoir, Scott Braaten me souffle que la piste Hayride est en bon état et qu’il y reste de la neige molle fabriquée la veille. En descendant, je remarque que les canons à neige penchent vers la piste, comme s’ils avaient pris une IPA du Vermont de trop à l’après-ski.
Le lendemain matin, j’appelle la ligne info-neige. La voix de Scott Braaten m’apprend que les dameuses travaillant la surface ont laissé une neige « granuleuse et durcie ». Je prends la télécabine jusqu’au sommet du mont Mansfield et commence ma descente de la piste Perry Merrill. Du nom du forestier de l’État qui, il y a quelque 80 ans, l’a défrichée parmi d’autres à la main, c’est un boulevard entre les arbres. Du temps de Perry Merrill, nulle équipe ne creusait de déclivités ou ne construisait de talus ; les arbres étaient coupés sur les lignes de pente naturelle.
Seule sur la pente, je descends avec la confiance d’une skieuse de compétition. La neige soufflée sur la piste pendant la nuit n’est peut-être pas une création de dame Nature. Mais saupoudrée sur ses montagnes russes, c’est le sucre glace sur le gâteau.