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TERRE DE LAVE

- BY / PAR TED ALVAREZ PHOTOS BY / DE KARI MEDIG

Depuis plus récente éruption du volcan Kilauea, c’est le moment pour les mordus d’aventure de mesurer la toute-puissance de Pele, la déesse du feu.

POUR UN VISITEUR ÉTRANGER, ARRIVER À HAWAII EST devenu une sorte de cliché. Avouez : vous imaginez déjà les mai tai, les balades nu-pieds sur des plages de sable blanc et les colliers de fleurs offerts par de souriants insulaires en chemises de couleurs vives à motifs végétaux.

Mais l’île d’Hawaii m’accueille aussi avec quelque chose de plus ancien et de plus rude. Bien que les signes des tropiques soient là, je ne peux détourner le regard des croûtes de lave noires qui marquent le paysage. On les voit qui s’étalent en bandes de plusieurs kilomètres dès qu’on se pose à l’aéroport aux aérogares à ciel ouvert de Kailua-Kona. Il existe deux sortes de coulées de lave en plein air, que je dépasse toutes deux en filant au nord sur la côte ouest : l’aa, rapide, qui laisse en refroidiss­ant un sol accidenté de blocs chaotiques, et le pahoehoe, plus lent, qui a l’air du fondant chocolaté de brownies à peine sortis du four.

L’éruption du Kilauea sur l’île d’Hawaii en mai dernier a fait craindre un paradis perdu à l’industrie touristiqu­e. Mais pour les voyageurs en quête d’aventure, c’est le moment de mesurer la toute-puissance de Pélé, déesse hawaïenne du feu.

Le Kilauea est l’un des volcans les plus actifs aux États-Unis, et sans doute le plus redoutable.

Aa et pahoehoe : l’hawaïen fournit aux géologues les termes techniques décrivant la lave, car il n’y a pas meilleur endroit pour observer la violence géologique qui engendre de nouvelles terres. L’archipel hawaïen est constitué des sommets émergés de volcans sous-marins, ancrés au fond de l’océan et dont certains demeurent actifs, tels des furoncles qui prendraien­t leur temps avant de crever là où le manteau fend la croûte terrestre en déversant de la lave qui, une fois refroidie, formera des terres. Âgée de moins d’un million d’années, l’île d’Hawaii est, pour le moment, la plus jeune de l’archipel. À seulement 35 km au large, le L ‘ihi culmine à 975 m sous la surface du Pacifique. Un jour, dans 10 000 ou 100 000 ans, il émergera pour former la neuvième île d’envergure à Hawaii.

Ou il pourrait finir par rejoindre l’île d’Hawaii, formée à l’origine de cinq longs et larges volcans. Ceux-ci présentent des chiffres impression­nants : mesuré du fond de la mer, le Mauna Kea serait le plus haut sommet du monde à 10 210 m, tandis que le Kilauea est l’un des plus actifs, et sans doute le plus redoutable, des États-Unis. On l’a constaté en mai 2018, lorsqu’une éruption a drainé le lac de lave du parc national des volcans d’Hawaii et craché des cendres à 10 000 m d’altitude. L’air s’est chargé de vog (ou smog volcanique) et de laze (vapeurs d’acide chlorhydri­que et de verre formées au contact de la lave et de l’eau de mer) toxiques, et des quartiers ont été inondés de lave brûlante coulant jusqu’à la mer. Au bout des trois mois d’éruptions, plus de 700 maisons et le plus grand lac d’eau douce de l’archipel étaient anéantis, des milliers de personnes déplacées, et la baie de Kapoho, populaire spot de plongée et importante zone agricole, avalée par des coulées de lave fumantes. L’île y a gagné près de 2 km de nouveau littoral.

Si certains continenta­ux ont vu ces éruptions comme une terrifiant­e apocalypse, à bien des égards ça fait partie d’une plus grande histoire de résilience hawaïenne. Qu’il s’agisse de survivre au colonialis­me européen et américain ou du spectre de phénomènes naturels soudains modifiant le paysage, les Hawaïens semblent avoir le don de faire de dangers inimaginab­les des sources de force culturelle. Le feu n’est que le plus ancien et le plus mythique de ces dangers, présent depuis le début et présage de la fin.

DANS LE VASTE PANTHÉON DES DIEUX ET DÉESSES HAWAÏENS, Pélé, déesse du feu et créatrice de l’archipel, figure parmi les plus importants. Pour un étranger, il peut être difficile de saisir toute sa complexité : tant nourricièr­e que destructri­ce, elle est une force souterrain­e primitive qui provoque de violentes explosions en fouillant ses foyers de son bâton, mais qui fournit aussi la terre magique qui fait tout pousser, des caféiers aux koas en passant par les papayers.

Pélé est aussi une farceuse qui se rit volontiers d’une industrie du tourisme qui assure le tiers des emplois du secteur privé de l’île (le parc national, avec plus de 2 millions de visiteurs, a rapporté à lui seul 166 millions de dollars US en 2017). Après l’éruption du Kilauea, les réservatio­ns ont chuté pendant la saison vitale des vacances estivales. Et quand les cocos de continenta­ux comme moi ont compris que c’était une occasion unique de constater de visu l’oeuvre calamiteus­e de Pélé, celle-ci a fermé le robinet fin août.

«Personne ne voulait visiter l’île d’Hawaii de mai à août; c’est le pire creux touristiqu­e qu’on ait connu », affirme Koa Akau, Hawaïen pure laine né et ayant grandi à Waimea, du côté nord de l’île. «À présent que tout le monde vient ici, je ne cesse de dire: “Vous êtes en retard de quelques mois pour voir la lave”. »

Je me suis rendu sur la côte nord-ouest pour rencontrer M. Akau au Brown’s Beach House, le resto du Fairmont Orchid dont il est le directeur adjoint. Comme tant d’Hawaïens, il oublie vite sa façade profession­nelle pour causer avec moi tel un vieil ami. « Cette île est vivante, elle grandit encore, on la sent bouger sous nos pieds : c’est le mana », dit-il, utilisant un mot hawaïen qui renvoie à un pouvoir spirituel et d’influence. « J’ai parcouru le monde et n’ai ressenti ça nulle part ailleurs. On voit la terre et elle est intacte, neuve. On sent son lien avec la ‘ ina ici. » ‘ ina : voilà un autre mot hawaïen résistant à une traduction simple. Il signifie à peu près « la terre », mais c’est en fait une valeur sacrée, une façon de coexister avec le monde naturel.

La mythologie hawaïenne va au-delà de la légende : c’est une façon de comprendre des choses aussi complexes que les temps géologique­s, de donner un sens à un paradis déchiré par les actes violents d’une puissance supérieure.

Je m’assois avec « Uncle » Earl Kamakaonao­na Regidor, qui a grandi dans l’île d’Hawaii. Celui-ci contribue à préserver la langue et la culture de son île à titre d’ambassadeu­r du Four Seasons Resort Hualalai, et c’est un maître de l’art du « conte hawaïen » : la transmissi­on de la sagesse ancestrale au fil d’une causette. Nul n’illustre mieux que lui que la mythologie hawaïenne va au-delà de la légende : c’est une façon de comprendre des choses aussi complexes que les temps géologique­s, de donner un sens à un paradis déchiré par les actes violents d’une puissance supérieure.

« Ma mère disait : “Tutu –– Pélé est la créatrice de cette terre. Elle crée et elle reprend”, raconte-t-il. Mon coeur s’est serré pour ceux qui ont perdu leur maison là-haut. Mais les histoires me sont revenues. Pourquoi T t Pélé reprend-elle ses terres ? Fait-elle le ménage ? Ma mère disait : “Une fois qu’elle aura trouvé un endroit où se détendre, tout ira bien”. »

Le lendemain, je file vers le sud-est, traversant l’intérieur désert d’Hawaii pour me rendre au parc national. De larges sections du parc restent fermées, mais je m’arrête renifler le soufre au cratère agrandi du Halema‘uma‘u. Je roule sur Chain of Craters Road, qui finit en cul-de-sac à une immense arche marine de lave sculptée par des siècles d’érosion. Poursuivre à pied dans un champ de lave stérile est déroutant, comme d’échouer sur une planète primitive d’asphalte bouilli. Une partie de la roche neuve a d’étranges reflets arc-en-ciel, telle une bulle de savon sur le point d’éclater.

À quelques kilomètres à l’est d’où je suis, une coulée de lave a enseveli en 1990 presque tout l’historique village de pêcheurs de Kalapana. À présent, les visiteurs peuvent y randonner pour regarder les ruines rouillées qui se tordent dans le fort vent de la côte et dévisager les quelques braves résidents revenus s’établir au milieu de ce qui peut avoir l’air d’une terre inculte. Je ressens une drôle de sensation en m’imaginant tenter d’expliquer à un Hawaïen d’origine que je ne suis pas ici pour me réjouir de son malheur, même si j’ai été un de ces péquenots déçus que la lave cesse de couler. Je veux lui dire que j’ai appris que tout état dans lequel on trouve l’île est une bénédictio­n. Mais je songe que les Hawaïens en savent plus sur l’imminence de la catastroph­e que je ne le saurai jamais. Je devrais donc me taire et écouter.

JE DÉCOLLE AVEC PARADISE HELICOPTER­S POUR VOIR D’EN HAUT LE cratère du Halema‘uma‘u. Pélé a encore des hoquets de vapeurs et de gaz qu’on sent dans l’hélico tandis que, tout en bas, des maisons à toit rouge sur des îlots verts tranchent au milieu de rivières noires de lave. Notre pilote explique qu’il a ramené des habitants voulant inspecter leurs terres. Plus loin, les rivières noires confluent dans une plaine encore fumante où se trouvaient la communauté balnéaire et les cuvettes de marée de la baie de Kapoho. Ce kilomètre carré de terre neuve s’avance dans la mer: c’est le nouveau point le plus à l’est de l’île, trop récent pour apparaître sur Google Maps. Bientôt, la roche noire visqueuse accueiller­a de nouveaux peuplement­s végétaux ; notre pilote explique qu’elle ne sera pas entièremen­t verte avant 200 ans, mais il y a amené des gens qui prévoient se reconstrui­re une maison d’ici à peine deux ans.

Même à des centaines de mètres d’altitude, je vois un duvet de verdure orner les bords de la nouvelle lave noire croûtée. C’est là que je réalise qu’on fait fausse route en séparant création et destructio­n. Les Hawaïens comprennen­t que les deux coexistent dans une boucle infinie, où des actes violents font naître le paysage (la ‘aina) qui nourrit le corps et l’âme des habitants et visiteurs.

« Notre île a changé. C’était si beau là-haut, déclare Uncle Earl. Mais ça va : peut-être y aura-t-il un autre endroit tout aussi beau, ou plus. C’est toujours le paradis. »

Quand un visiteur quitte Hawaii, on dit qu’il repart avec l’esprit aloha, sorte d’engagement personnel à accorder le coeur et l’esprit visant à promouvoir le respect et la compréhens­ion mutuels entre les peuples. L’île d’Hawaii, dans toute son imprévisib­le majesté géologique, permet même à ceux qui comme moi en sont à leur première visite de vraiment tâter le pouls de la culture hawaïenne. Recueillir des récits de création et de destructio­n inscrits dans la lave ancienne et nouvelle est plus profond que tout incident sensationn­el. On se met à voir loin dans le passé et dans l’avenir, comme l’ont toujours fait Uncle Earl et des génération­s d’Hawaïens, et l’île vous appelle à elle. C’est ça, le mana.

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