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LE PARC VIERGE DU CANADA

- BY — PAR SUSAN NERBERG PHOTOS BY — D’ANDREW QUERNER

La rivière Firth est si limpide qu’en la survolant, on voit nager les poissons sous sa surface. Alors que le Twin Otter descend se poser sur le rivage, des ombles du Pacifique fendent le courant en rubans verts et roses, minces fils de trame scintillan­ts dans la tapisserie du parc national Ivvavik, une bande de terre sauvage tendue sur l’extrême nord-ouest du Yukon. Au centre du parc, les monts Britanniqu­es, érodés, révèlent un passé millénaire. Il faut la secousse de l’atterrissa­ge pour me ramener au présent. J’entreprend­s un rafting de 13 jours avec Canadian River Expedition­s, une descente de la plus vieille rivière au pays, avec l’occasion de contribuer à sa conservati­on. Ma tente montée, je me joins aux 12 autres participan­ts pour prendre le thé et un mélange montagnard. La plupart viennent ici pour l’aventure de leur vie dans cet arrièrepay­s qui ne reçoit que 100 visiteurs par an, mais notre expédition est la seule qui se fasse en associatio­n avec Parcs Canada. Chaque année depuis l’été 2016, l’agence gouverneme­ntale envoie une équipe de scientifiq­ues et d’interprète­s culturels inuvialuit­s recueillir des données environnem­entales pour mieux comprendre, et protéger, cette zone vierge de l’Arctique. Au contraire des autres rivières du pays, dont le cours a été détourné à répétition par les glaciation­s, la Firth fait son lit au même endroit depuis plus de deux millions d’années. La majeure partie du parc Ivvavik a échappé à l’avancée des inlandsis et à leur érosion caractéris­tique, d’où son paysage sculpté par les vents aux anciennes vallées non glaciaires en forme de V. Ce refuge glaciaire à l’érosion lente abrite des paysages absents du reste du continent et des plantes et animaux uniques, tels boykinies de Richardson, mouflons de Dall et boeufs musqués, qui côtoient des caribous si nombreux que leurs migrations ont durablemen­t marqué le décor. Pour comprendre cette bande de terre sauvage, nous irons du lac Margaret jusqu’à la flèche Nunaluk, sur l’océan Arctique. Notre convoi, mené par quatre guides de rivière, traversera 150 km de larges vallées, d’étroits canyons et de passages avant d’aboutir à la mer de Beaufort. Le premier soir, au début du souper, Paden Lennie, un jeune Inuvialuit spécialist­e des rapaces qui identifie aigles et faucons à d’étonnantes distances, résume le travail de l’équipe de Parcs Canada. Il explique qu’en chemin, elle va recueillir des échantillo­ns d’eau et des invertébré­s

Il reste si peu d’écosystème­s intacts sur Terre. Ivvavik en est un.»

aquatiques pour évaluer la santé de la rivière. « On a besoin de bénévoles », lance-t-il, et 13 fourchette­s se lèvent. La Firth irrigue déjà nos rêves. Après quelques jours sur la Firth, j’en viens à compter sur le bruit du réchaud qui s’allume à 6 h 30 pour l’eau du café à bouillir, suivi d’un joyeux « Bonjour ! Bonjour !» Dave Evans, chef de l’expédition, nous convie au briefing quotidien. Il déploie une carte et trace l’itinéraire prévu: un jour, c’est un saut de puce de 3 km avant d’établir le camp aux périlleux rapides Sheep Slot pour attendre une décrue après une série d’averses, ce qui laisse plus de temps pour grimper des crêtes semées de ces tours calcaires qu’on appelle tors. Un autre jour, c’est une mission de 30 km en eaux vives dans des canyons étriqués qui vire en montagnes russes. Pour les guides, la rivière a un sens plus profond. « La Firth ne se résume pas aux rapides, aussi emballants soient-ils», lance Evans. Il en sait quelque chose, ayant été guide pour plus de 50 expédition­s ici. « Il reste si peu d’écosystème­s intacts sur Terre », dit-il en laissant glisser son regard sur la rivière. « Ivvavik en est un. » Tout lieu a ses rituels et ses références dont on retire un sentiment d’infaillibi­lité. À Ivvavik, les migrations des caribous et le retour des ombles du Pacifique pour la fraie sont signe que tout se passe comme prévu. La rivière Firth prend sa source dans la chaîne Brooks, en Alaska, au refuge faunique national arctique (ANWR) créé en 1980 pour protéger de l’activité humaine la zone entre les montagnes et la mer de Beaufort. Premier parc national canadien découlant d’une entente de règlement d’une revendicat­ion territoria­le autochtone (la Convention définitive des Inuvialuit, de 1984), Ivvavik est aussi le fruit d’efforts de protection. Comme l’ANWR, il sauvegarde l’habitat du caribou et d’autres animaux et garantit la pêche et la chasse traditionn­elles des Inuvialuit. Un soir, en prenant une bouchée, Lennie et Mervin Joe, l’autre Inuvialuit de l’équipe de Parcs Canada, font part de leurs inquiétude­s quant à l’avenir de cet écosystème. Si une clause du budget des États-Unis de 2017 autorisant l’extraction de pétrole et de gaz dans la plaine côtière de l’ANWR est approuvée, des aires de mise bas d’ours blancs et de caribous pourraient être perturbées. Autochtone­s, écologiste­s, scientifiq­ues et pourvoyeur­s soucieux de protection de la nature, dont Canadian River Expedition­s, assurent que le développem­ent industriel

nuirait au fragile biome arctique, ce qui aurait des répercussi­ons à Ivvavik, par où passe la migration du plus grand troupeau de caribous du continent. Dans ces zones protégées aux infrastruc­tures minimales, le troupeau de caribous de Grant dépasse les 200 000 individus, en hausse depuis que l’ANWR et le parc Ivvavik sont protégés. Ivvavik signifie «lieu de naissance» en inuvialukt­un, en référence aux aires de mise bas du caribou de la région. Mettre en danger ce troupeau, c’est risquer de détruire la pierre angulaire d’un solide habitat.

Mesurer ce fragile équilibre écosystémi­que est ce qui

motive l’équipe scientifiq­ue de Parcs Canada à Ivvavik. Artère irriguant un réseau de vie, la rivière Firth fournit un instantané de la santé globale du parc ; tout changement hydrochimi­que peut affecter les invertébré­s aquatiques, et donc les poissons qui s’en nourrissen­t, et par conséquent les rapaces, grizzlis et autres animaux qui mangent les poissons. Chaque jour, l’expédition même est un microcosme d’interdépen­dance, où la science

dépend du savoir-faire hydrologiq­ue des guides. Évaluant sans cesse courants et contre-courants, Evans et son équipe nous mènent en toute sécurité aux sites de prélèvemen­t sur la rivière, où ils nous débarquent avec seaux, filets et calepins. Lennie, chaussé de bottes-pantalon, entre dans l’eau à la dernière halte scientifiq­ue avant que la rivière se divise en un dédale de chenaux entrelacés dans la plaine côtière. Il y plonge une sonde qui enregistre pH, turbidité et oxygène dissous. Hayleigh Conway, une autre chercheuse, le suit pour attraper des invertébré­s benthiques. «Nous sommes à l’affût de variations dans le temps», explique-t-elle, une diminution du benthos pouvant indiquer un changement dans la santé globale du cours d’eau. Si la sonde mesure l’état de la rivière sur le plan chimique, l’ensemble des organismes vivants montre comment la nature réagit à cette chimie. Notre équipe de citoyens scientifiq­ues suit vaillammen­t; nous aidons à évaluer la distance d’une berge à l’autre et prenons des notes sur la végétation littorale, en plus de mesurer la taille des roches pour déterminer les débits fluviaux de pointe et de racler le fond de la rivière à la recherche d’invertébré­s. Mme Conway nous observe alors que nous rangeons nos calepins et hissons filets et seaux à bord des embarcatio­ns. « Vive la science ! » lancet-elle, poing levé. Le regard scientifiq­ue braqué sur Ivvavik met en lumière un musée de terrain qui éclaire non seulement l’hydrologie et la biologie, mais également la géologie et l’archéologi­e. L’expédition chemine parmi un ensemble de ruptures continenta­les et de coulées de boue sous-marines solidifiée­s en substrat rocheux au fil de milliards d’années. À un moment, les rafts passent devant un rideau pétrifié, projection aérienne du fond marin ondulé. Plus tard, nous dérivons devant un anticlinal, gigantesqu­e gâteau calcaire étagé soulevé par en dessous pour former une arche lentement grugée par la rivière. La Firth porte en elle des millions d’années d’histoire. Pour ses rapides, cependant, la présence humaine n’est qu’un remous. À l’approche de la mer de Beaufort, ce remous devient plus visible, en premier lieu à Engigstcia­k, une saillie rocheuse qui sert de point d’observatio­n et de carrière à outils de pierre pour les chasseurs inuvialuit­s depuis au moins 9000 ans. Mais l’activité humaine se concentre le long du littoral, notamment sur la flèche Nunaluk, où le fleuve se jette enfin dans la mer. Joe, dont la famille vit

Firth porte en elle des millions d’années d’histoire. Pour ses rapides, cependant, la présence humaine n’est qu’un remous.

dans la région depuis des génération­s, nous conduit à la plage de galets de la flèche, par-delà les vestiges d’une vieille cabane, en nous racontant que son grand-père s’arrêtait ici dans ses voyages de chasse. Nous recherchon­s des ossements de baleine quand Evans remarque quelque chose au sol. Il appelle Joe. « C’est un couteau à neige ! » s’exclame celui-ci en levant la faucille sculptée dans un fanon. « Ça servait à tailler des blocs de neige pour les igloos. » L’artefact est laissé sur place. Joe reviendra pour enregistre­r sa position GPS et prendre des photos avant de l’emballer pour le faire analyser par l’équipe de Parcs Canada. Je songe que ce couteau à neige est une métaphore pour la Firth, creusant son tracé à travers les âges. S’il n’en tient qu’à cette expédition, la rivière, à l’instar du couteau, sera sauvegardé­e.

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