Fugues

Les Mignons par FRÉDÉRIC TREMBLAY

- FRÉDÉRIC

Le téléphone sonne et Louise court répondre. «Allô?» «Salut, c’est Olivier! Je t’aurais bien texté, mais t’as pas de cellulaire, donc...» Louise, très moderne de caractère, reste assez conservatr­ice sous beaucoup d’autres angles. La technologi­e est du nombre : elle refuse catégoriqu­ement la téléphonie mobile que ses amis lui ont proposée au moins mille fois. «Laisse faire le chialage de tournage autour du pot. Pourquoi tu m’appelles?» «On se calme les nerfs! Je voulais juste savoir si tu étais chez toi. J’ai à faire dans ton coin, j’irais te jaser.» «Si tu l’avais dit au départ! Viens-t’en mon beau, ma porte t’es toujours ouverte.» Il la prend au mot et arrive quinze minutes plus tard. Pendant qu’ils parlent de la pluie et du beau temps, Olivier jette de fréquents regards à sa montre. «Seigneur, t’as bin l’air stressé! C’est-tu la date de ta vie que tu vas rencontrer?» «Non, non. Un rendez-vous médical.» Louise hausse un sourcil. «Je sais faire 1+1. T’as pas attrapé une bibitte trop grave, toujours?» Olivier rougit et se dit qu’il n’est pas nécessaire de parler des symptômes de la chlamydia qu’il ressent depuis un moment. «C’est juste pour un dépistage de routine, inquièteto­i pas.» Louise lui répond avec un sourire en coin.

Pendant qu’il marche vers L’actuel, il repasse à rebours toutes ses plus ou moins courtes fréquentat­ions récentes en se demandant qui a pu lui transmettr­e... Il est encore en train de chercher quand il se rend compte qu’il est arrivé à l’étage de la clinique. Il sort de l’ascenseur et passe près de buter contre quelqu’un qui essaie d’y entrer, mais qui recule en le voyant. Olivier arrête son excuse en plein vol. Celui qu’il croise est un ami qu’il n’a plus revu depuis un moment; il fait partie de ceux qui deviennent casaniers quand ils sont en couple. Arborant un large sourire pour dissiper le malaise, il dit : «Salut Simon! Ça fait longtemps!» «Vraiment, oui! Il faudrait s’organiser un souper bientôt. » «Avec ton chum? Si tu es encore en couple...» «Oui, ça va très bien Marc et moi. » Olivier hoche la tête. « Bon, j’y vais moi, mon rendez-vous est bientôt. Bonne journée!» Ils se font la bise et se quittent. Pendant qu’il fait la file pour se rendre au comptoir, Olivier ouvre le profil Facebook de Marc et lui écrit en message privé : «Hey! Je me demandais... Est-ce que vous êtes en couple ouvert, Simon et toi?» Une minute plus tard, le temps qu’il s’assoie, Marc lui répond : «Non, on en a discuté et on s’est dit que c’était une mauvaise idée. Tu demandes ça parce que tu es intéressé à essayer? ;-)» Olivier lève les yeux au ciel. Quand le narcissism­e se mêle à la naïveté... «Tu as percé mon secret. Je trouve ça dommage! Je viens de croiser ton chum, et ça m’a rappelé que vous formez un beau couple. On s’organise un souper bientôt?» «Avec plaisir!»

Heureux de s’en être tiré à si bon compte, Olivier se cale dans sa chaise et se permet de jeter un coup d’oeil dans la salle d’attente. Il croise le regard d’un gars avec qui il a couché récemment, et tous deux détournent la tête. Récemment, mais pas à ce point : ça ne peut pas être lui. Il regarde dans l’autre direction, et en voit un autre avec qui il a eu du sexe encore plus récemment. Ah! celui-là serait un potentiel coupable, mais il se voit très mal aller le lui demander. Olivier ose espérer qu’il l’appellera pour l’informer si ses tests sont positifs. Ou il se déculpabil­isera en se disant que de toute manière, ceux d’Olivier le lui diront bien assez tôt. Sur le chemin du retour vers l’écran de son cellulaire, ses yeux accrochent ceux d’un homme qu’il trouve particuliè­rement de son goût. Dommage que ce ne soit pas l’endroit idéal pour faire du charme... Il tient à se changer les idées et se connecte sur Grindr. Comme de bien entendu, il tombe sur une photo de l’homme en question, qui lui a déjà écrit : « On s’attend à la sortie? » Olivier résiste à son impulsion d’accepter et lui répond : «Tu me réécriras quand tu auras reçu tes résultats. »

Étourdi par cet excès d’informatio­ns qu’il aurait préféré ne pas connaitre, Olivier est heureux que son médecin l’appelle enfin. À la sortie de la clinique, il se précipite chez Louise et lui raconte avec hilarité tous ces évènements, évitant soigneusem­ent de lui préciser que le rendez-vous a confirmé son autodiagno­stic. Elle trouve savoureuse l’histoire du couple d’amis et lui dit d’une voix coquine : « Je te souhaite une baise torride avec ton infecté! » Mais Olivier est occupé à penser à la manière d’annoncer la nouvelle à toutes ses dernières baises, et donc la prochaine lui semble perdue dans un futur éloigné.

Quelques jours plus tard, Jean-Benoît l’invite à prendre un verre avec l’habituel groupe des mignons. Dès qu’il met le pied dans son appartemen­t, il sent que l’ambiance est au secret, au sous-entendu et à l’insinuatio­n. Après un bout de temps, Olivier, qui se sent exclu du jeu des éclats de rire sans cause apparente, songe qu’il est probableme­nt le dindon de la farce. Il élève le ton pour demander : «Est-ce que j’ai raté quelque chose? On dirait que je ne suis pas au courant du sujet principal de la conversati­on.» Jonathan lui avoue : «On se moquait un peu de ta chlamydia, c’est tout.» «Mais... mais...» Louise lève les mains. «C’est un autre qui leur a dit! Ça prouve quand même que, quand tu pisses en l’air...» Il se renfrogne pendant que tout le monde félicite Louise de sa métaphore bien choisie.

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