Fugues

LE CODE DU COEUR

- BLAY FRÉDÉRIC TREMfred_trem_09@hotmail.com

Le jeune Olivier et le vieux Gérard continuent de filer la parfaite colocation. Pour Olivier, qui recherche dans un logement avant tout un lieu de calme, le tranquille Gérard est l’ami parfait; et pour Gérard, qui apprécie sa dose de divertisse­ment par procuratio­n, les récits amoureux et sexuels d’Olivier sont une aubaine. À force d’entendre parler de tous les mignons, qu’il a croisés au café mais avec qui il n’a jamais eu la chance de discuter, l’envie prend à Gérard de les rencontrer. Il propose à Olivier de les inviter. Ce n’est que deux semaines plus tard, à la sortie de la session universita­ire, qu’il réussit à les rassembler tous. Pour l’occasion Gérard, qu’Olivier découvre très habile aux fourneaux, leur prépare ses meilleures recettes de plats et de cocktails. Les deux colocatair­es font la connaissan­ce de Charles-Antoine et de Marco, un couple d’amis de Louise et de Jonathan qui enchantent la galerie par l’histoire – et les photos – de leur paternité heureuse.

Mais plus le taux d’alcoolémie monte, plus les bouches se délient et plus on sent qu’on se rapproche de révélation­s croustilla­ntes. Gérard, qui n’en espérait pas tant mais s’en enthousias­me, devient encore plus généreux dans son service du vin, de la vodka et du rhum. On passe très rapidement sur la romanesque histoire du quatuor autodestru­cteur dont se sont tirés récemment Jean-Benoît et Jonathan; on demande à Valentin avec quels génies il a couché ces derniers temps; Sébastien raconte qu’il peut enfin profiter de plus longues pauses d’étude pour avoir de véritables dates, et pas juste des baises à la course; et Olivier dit qu’il aura peut-être quelqu’un à leur présenter bientôt, mais que rien n’est sûr pour le moment. Puis en continuant de creuser on révèle – c’est-à-dire que Louise s’amuse à leur apprendre – que Charles-Antoine a eu une aventure avec Jonathan. Marco adresse à son copain un regard noir. « Quoi, vous êtes pas censés être un couple ouvert? » lance Louise en tirant la langue. « Oui, mais avec une règle de don’t ask, don’t tell! répond Marco. Et là, je viens juste de recevoir trop d’informatio­n. »« Désolé chéri, enchaine Charles-Antoine, mais j’ai respecté les termes de notre entente, je n’en ai pas parlé. Je ne peux pas contrôler tout ce que les autres disent. » Marco lève les yeux au ciel. « Ça m’apprendra à vouloir qu’on ait des amis communs… »

Gérard, qui tendait l’oreille à partir de la cuisine, abandonne le verre qu’il était en train de préparer pour venir s’assoir à la table. « Attendez, attendez. Vous parlez de règles, d’entente, de termes? Expliquezm­oi ça, je veux comprendre. Je n’ai jamais entendu tout ce vocabulair­e-là utilisé pour parler de sexe… Même mes divorcés ne parlaient pas comme ça! » Gérard leur explique qu’il a été toute sa carrière un avocat en droit de la famille. « J’ai passé ma vie dans les conflits, et si les gens avaient pu traiter leur relation comme un contrat, ç’aurait tellement rendu tout ça merveilleu­x! Comment vous faites? » Marco hausse un sourcil : « Une relation, c’est toujours un contrat, non? Je ne peux pas croire que tant de gens aient de la difficulté à l’assumer. J’imagine que c’est moins romantique de le voir comme ça et de marchander les règles… mais je me dis que c’est une autre sorte de romantisme, que ça réinvente le couple. » « Même si on ne l’a pas tant réinventé, finalement », s’objecte Charles-Antoine avec un clin d’oeil goguenard. « Tu veux vraiment embarquer là-dedans? » « Pourquoi pas? »« Vas-y, amuse-toi! » Tout le monde fixe Charles-Antoine avec curiosité. « J’ai essayé un bon bout de temps l’exclusivit­é, mais j’ai compris que ce n’était pas fait pour moi. Quand j’ai rencontré Marco, j’y ai cru un moment encore… mais toujours pas. Sauf qu’au lieu d’abandonner, je me suis dit que j’essaierais de trouver une solution avec lui. De mon côté, je me considère comme polyamoure­ux. Je pourrais vivre sainement des relations amoureuses à long terme avec plusieurs personnes à la fois. Je suis jaloux, mais je préfère gérer ma possessivi­té par la compétitio­n. Marco n’était pas prêt à aller jusque-là. Il ne voulait pas du risque, de l’inquiétude, de l’instabilit­é – selon lui – que ça risquait de créer. Je lui citais des exemples de familles qui fonctionna­ient très bien sur ce modelà. Ça ne changeait rien. Je ne voulais pas non plus trop insister pour ne pas le blesser, mais je devais négocier pour ne pas me sentir étouffé. La non-exclusivit­é sexuelle est le terrain d’entente qu’on a trouvé. » Gérard siffle avec admiration. « Avez-vous été avocats dans une autre vie? Vous réfléchiss­ez comme des légistes, j’adore! Après le Code civil, voici le Code du coeur! »

Tout le monde s’amuse de son expression et Gérard rougit, lui qui est rarement reconnu pour son humour. « Ça parait qu’on ne charge pas à l’heure! le relance Marco. L’entente n’a pas eu besoin d’être reconsidér­ée souvent, et il n’y a pas eu beaucoup de procès non plus. »« Et qui aurait été votre arbitre? »« On n’en a pas vraiment désigné… »« Moi, moi! » s’écrie Louise avec son ardeur habituelle. « Encore la reine qui manque d’attention! » se moque Olivier. Elle se rembrunit et se renfonce dans sa chaise. « De toute façon, que vous le vouliez ou non, je finirai toujours par être la juge qui tranchera tous vos petits accrochage­s diplomatiq­ues… » Charles-Antoine répond : « On sera heureux de faire appel à ta grande sagesse si jamais c’est nécessaire, mais à date, on n’a jamais eu besoin de police ni de sanction pour faire appliquer la loi de notre couple. » Gérard sourit. « Changement d’époque, quand tu nous tiens! Si ça peut éviter les déchiremen­ts que vos parents ont vécus, tant mieux! Il faut bien créer de nouveaux cadres pour de nouvelles façons d’aimer. »

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