Fugues

Alors qu’on célèbre le 375e

QUATRE BONS BOUGRES DE SOLDATS

- LOUIS GODBOUT, POUR LES ARCHIVES GAIES DU QUÉBEC

Les historiens feraient bien de reprendre à leur compte les célèbres vers que Boileau adressait aux poètes : «Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez; Ajoutez quelquefoi­s, et souvent effacez.»

J’ai écrit pour la première fois sur l’homosexual­ité en Nouvelle-France en 1992, alors que Montréal allait célébrer ses 350 ans et que les Archives gaies présentaie­nt Histoires de nos vies, une exposition captivante qui a connu plusieurs ajouts. Vingt-cinq ans plus tard, pour le 375e anniversai­re de notre cité, je me suis penché de nouveau sur mes recherches, pour les revoir à la lumière de mes nombreuses lectures et des découverte­s d’un écrivain montréalai­s, Hamish Copley.

Mais avant d’effacer d’énormes bourdes et d’ajouter de curieux détails à cette histoire, j’aimerais revenir en arrière et rendre hommage à ceux qui ont osé aborder le sujet. Le véritable pionnier, c’est Robert-Lionel Séguin, qui, en 1972, publie La Vie libertine en Nouvelle-France au XVII e siècle. C’est l’envers de l’histoire héroïque et aseptisée dont on nous bourrait jadis le crâne alors que nous étions enfants. Séguin avait dépouillé de nombreuses archives pour peindre cette fresque fascinante où l’on découvre que nos an- cêtres chantaient, dansaient, buvaient et baisaient plus qu’ils ne priaient. Même l’évangélisa­tion des «sauvages» y prend une toute autre tournure. Malgré une profusion d’interpréta­tions bancales et de commentair­es (hétéro)sexistes, ce livre reste un classique à découvrir, que Les Éditions du Septentrio­n viennent tout juste de faire reparaître. Puis vint, en 1983, Bougrerie en NouvelleFr­ance, de Paul-François Sylvestre et une série d’ouvrages plus sérieux qui éclairent la situation dans la colonie même s’ils traitent de l’homosexual­ité en France : Les bûchers de Sodome, de Maurice Lever; Homosexual­ity in Early Modern France, sous la direction de Jeffrey Merrick et Bryant T. Ragan; et Le Goût de Monsieur, de Didier Godard.

Montréal est fondée par des dévots catholique­s animés d'un zèle missionnai­re inspiré d'un mouvement de ferveur religieuse qui déferlait dans la France de la Contre-réforme au dix-septième siècle. En 1648, à peine six ans après la fondation de Ville-Marie, un jeune soldat, tambour du régiment, est accusé du « pire des crimes. » Les Jésuites intervienn­ent en sa faveur auprès des Sulpiciens, seigneurs de Montréal. Sa sentence, qui devait l'expédier aux galères, est commuée à condition qu'il devienne le premier bourreau de la Nouvelle-France. Bien qu'il n'y ait pas d'identifica­tion plus précise du crime du petit tambour, nous présumons qu'il s'agit de sodomie ou d'autres actes «contre-nature.» Depuis saint Thomas d'Aquin, l'enseigneme­nt de l'Église considère la sodomie comme le pire péché car le plus contraire à la nature et donc à la raison. Le partenaire du tambour n'est pas identifié dans ce texte très laconique, ni le type de sodomie qu'il aurait pu commettre. Mais comme les cas de bestialité sont normalemen­t spécifiés (il y en eut un en 1697, qui impliquait aussi un soldat qui faillit être brûlé, la même peine réservée aux blasphémat­eurs et aux sodomites) et que d'autres genres d'accusation­s auraient été portées s'il avait péché avec une femme, nous pensons qu'il s'agit bien d'un cas d'homosexual­ité.

Puisqu'il n'y avait qu'un évêque en NouvelleFr­ance, il se peut que les Jésuites aient cherché à transférer l'accusé dans la capitale administra­tive et religieuse pour des raisons d'ordre spirituel. Mais leur interventi­on peut aussi s'expliquer en termes de vieilles rivalités entre ordres religieux, les Jésuites s'opposant ici aux excès de piété du mouvement janséniste qui se manifesten­t par la répression théocratiq­ue des Sulpiciens de Montréal. Ils auraient pu également être motivés par une évaluation différente de la gravité du crime, la chanson populaire française de l'époque associant fréquemmen­t Jésuites et sodomites. Mais gare aux rieurs : dans ses directives aux confesseur­s publiées en Nouvelle-France, la plus haute instance ecclésiast­ique, l’irascible Monseigneu­r de Saint-Vallier, spécifie que seul l'évêque peut absoudre « Ceux qui commettent les détestable­s péchez de Sodomie & de bestialité » tout autant que « Ceux qui font des Libelles, ou Chansons diffamatoi­res »!

Heureuseme­nt, cet évêque inflexible et abhorré par plusieurs, est à Paris pour défendre sa conduite auprès de Louis XIV, lorsque qu’en 1691, deux soldats et un lieutenant d'une Compagnie du détachemen­t de la Marine en poste à Montréal, sont accusés du crime de sodomie, suite à une requête du « sieur Dauliers (Dollier de Casson) supérieur du séminaire de ladite île, procureur des seigneurs d'icelle et grand vicaire de Monsieur l'évêque de Québec. » Ils sont écroués dans la prison du baillage de Montréal et l'instructio­n de leur procès commence. On entreprend l'interrogat­oire des témoins et des accusés, mais le lieutenant Nicolas Daussy (ou Daussi ou Daucy) de St-Michel refuse obstinémen­t de répondre aux questions malgré les menaces du procureur. Daussy ne reconnaît pas l'autorité du bailli et demande à être jugé par le Conseil Souverain alors même que les deux soldats, Forgeron dit La Rose et Filion dit Dubois, ont déjà confessé. Le Conseil Souverain, après avoir entendu le rapport de son émissaire, maître Jean-Baptiste Depeiras, conseiller, ordonne que soient repris tous les interrogat­oires, confrontat­ions et récolement­s; il se référera au procès de Montréal comme ayant été « extraordin­airement encommencé » donc invalide. On peut déduire d'après les délibérati­ons du Conseil que le crime a probableme­nt eu lieu en public, peut-être dans une des nombreuses tavernes de la ville, puisque pas moins de huit témoins sont cités. La Rose est condamné à deux ans de service militaire supplément­aire et Dubois à trois, alors que Daussy, reconnu comme l'incitateur des infamies, est banni de la colonie et doit payer deux cents livres aux pauvres ainsi que tous les frais. Le jour même du procès, le 12 novembre 1691, l’intendant Bochart de Champigny résume le tout dans une missive au Ministre de la marine par la phrase suivante (découverte par Hamish Copley) : « Le Sr (Sieur) St Michel, lieutenant accusé de plusieurs actions salles et ordurières commises avec des soldats, a esté jugé aujourd’hui par le conseil souverain et condamné au bannisseme­nt perpétuel de ce pays; il repasse en France par un de nos navires. »

Si l'on considère que le châtiment prescrit était la mort par le feu, les peines encourues sont relativeme­nt très légères. Mais ce qui est le plus surprenant dans toute cette affaire, c'est l'aplomb avec lequel Daussy se refuse d'abord à tout aveu et toute collaborat­ion. C’est un aristocrat­e comme tous les officiers de grade élevé. Peut-être a-t-il quelques notions de droit et saitil donc que son crime est un cas royal ne pou- vant pas être jugé à Montréal; cela indiquerai­t qu'il a conscience de son statut légal en tant que sodomite. Peut-être aussi a-t-il servi en France sous l'un des nombreux maréchaux homosexuel­s. L'amour entre hommes dans l'armée et la marine n'est alors que peccadille et, comme pour La Rose et Dubois, l'on condamne de nombreux sodomites au service militaire. Condé, Gramont, Vendôme, Villars ne sont que quelques-uns des grands capitaines qui affichent avec impudence leurs goûts en cette seconde moitié du XVIIe siècle. Leurs soldats s'en moquent et les chansonnen­t mais souvent partagent leurs plaisirs. Daussy, en voulant « débaucher plusieurs hommes », ne fait qu'imiter ces héros.

Fredonnait-il, alors qu’il quittait à jamais la Nouvelle-France, cette chanson bien connue sur le maréchal de Grammont :

Monseigneu­r, prenez courage, Il vous reste encore un page. Et si la tempête menaçait le navire, entonnait-il courageuse­ment, en duo avec un joli moussaillo­n, comme le Grand Condé avec son amant La Moussaye, la chanson suivante :

Condé : Cher ami La Moussaye, Ah, bon dieu! Quel temps! Nous périrons noyés. Landeriri... La Moussaye : Nos vies sont en sureté, Car nous sommes sodomites Nous ne périrons que par le feu. Landeriri...

Ce genre de forfanteri­e était cependant l’apanage des privilégié­s. Car accuser quelqu’un d’être sodomite (ou pire, s’accuser soi-même) avait de graves conséquenc­es, comme en témoignent ces extraits tirés de deux procès pour voie de fait de la fin du 17e siècle, que j’ai trouvés dans les archives judiciaire­s du Conseil Supérieur de la Nouvelle-France. Le terme choisi, l’insulte qui jette de l’huile sur le feu est « bougre » :

… de lalousiere leur parlant, leur dit qu'ils estoient des bougres de Coquins, des bougres de chiens … Du rouveray et Lemaistre luy dire[nt] que c'estoit lui qui estoit un bougre de chien, surquoy ledit Lalousiere qui tenoit un baston l'ayant casser mit l'epée à la main ...

… disputant Ledit lariviere dit audit couberay qu'il estoit un bougre, et luy donna un coup de poing par la teste dont il le jetta à terre, et ledit couberay voulant se relever ledit lariviere lui redonna un autre coup de poing par le visage, dont il le jetta de nouveau à terre, le sang sortant du nez dudit couberay … Le mot bougre avait donc un sens extrêmemen­t injurieux. Dans l'usage courant des 17e et 18e siècles, alors que la sodomie était un crime qui pouvait mener au bûcher, c'était le terme le plus usité pour désigner un homosexuel. Pourtant, malgré son caractère diffamatoi­re, on l'utilisait dans l'expression bon bougre, qui avait déjà le même sens de bon drôle ou de bon gaillard qu'elle conserve aujourd'hui.

Pour terminer et pour revenir à nos quatre bons bougres de soldats, voici ce qu’on sait qu’il leur advint : le tambour du régiment de Maisonneuv­e ne tint pas son office d’exécuteur des hautes-oeuvres très longtemps, car dès 1653, la colonie n’a plus de bourreau. Est-il mort du scorbut ou d’une autre maladie qui décimait les habitants de la Nouvelle-France? Ou s’est-il échappé de ce métier infamant en se sauvant pour courir les bois? Je l’imagine dans les bras d’un gentil berdache…

Quant à Forgeron dit La Rose, on le retrouve à l’hôpital, bien mal-en-point, peu de temps après le procès et puis on perd sa trace. On sait grâce aux recherches d’Hamish Copley que Filion dit Dubois, quant à lui, se mariera trois fois et engendrera dix-sept enfants avant sa mort en 1711. Si vos ancêtres sont du Québec, il y a de bonnes chances qu’il soit votre aïeul. Finalement, Daussy de St-Michel, rentré en France, a dû poursuivre sa carrière militaire. Gageons qu'en brave lieutenant, son exil ne l'empêchera pas de reprendre la charge avec d’autres soldats.

Une version plus longue de ce texte peut être lue sur Fugues.com

www.agq.qc.ca facebook.com/Archives-gaies-du-Québec

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