Fugues

LES MIGNONS: L’AMOUR, C’EST LA GUERE

- FRÉDÉRIC TREMBLAY fred_trem_09@hotmail.com

Jonathan ne sait pas ce qui est en train de lui arriver. Chaque fois qu’il le voit, il perd ses mots, il craint de se mettre à bafouiller, il en a des chaleurs. Il ne sait pas si c’est le magnétisme qui se dégage de lui et qui fait se retourner toutes les têtes sur son passage, ou tout simplement l’attrait de l’interdit et de l’inaccessib­le. Parce que Ludovic n’est pas gai.

Ludovic, la vedette de toutes les téléséries et de tous les films de l’heure, les bouclettes savamment emmêlées que tous les réalisateu­rs s’arrachent, semble lui-même préférer arracher des brassières plutôt que des boxers. Quoique Jonathan ne puisse pas en jurer. Ludovic reste très discret sur ses relations. Il l’a déjà vu embrasser une fille ou deux au cours des nombreuses soirées où ils se sont croisés, mais il n’en sait pas plus.

Lors d’un cocktail pour le lancement de la websérie d’une de leurs amies communes, dans une section du Plan B réservée pour l’occasion, Jonathan sent quelque chose de différent dans le regard que Ludovic pose sur lui. Il se dit que c’est probableme­nt l’effet de son imaginatio­n : il commence à se défaire du choc émotionnel du carré amoureux avec Jean-Benoît et leurs deux jeunots, et il se remet à désirer plus puissammen­t. Et pourtant… Plus le temps passe, plus les verres s’enfilent, plus il vient lui parler souvent – durant les pauses de la valse qu’il danse d’un invité à l’autre, lui que tout le monde veut féliciter de ses succès récents. Et plus il rit fort à ses blagues. Jonathan voudrait se laisser le bénéfice du doute et se dire que l’alcool le rend de plus en plus drôle, mais il sent plutôt son cerveau ramollir que se raffermir… Au premier contact, son soupçon revient à l’avant-scène. Au deuxième et au troisième, plus longs et affirmés, il se confirme.

Jonathan se dit que son homosexual­ité connue de tous lui donne le droit d’attendre que Ludovic fasse les premiers pas. Mais la fermeture du bar se rapproche et il ne l’embrasse toujours pas. À trois heures, dans la rue, il lui fait la bise, lui sourit chaleureus­ement et lui dit au revoir. Jonathan repart déçu. Il était pourtant convaincu d’avoir bien lu les signes… Dès qu’il débarque de son Bixi, il regarde son cellulaire et son coeur fait un bond dans sa poitrine : Ludovic lui a écrit. Faisais-tu quelque chose du reste de ta soirée? Jonathan répond : Je prévoyais aller dormir. Et toi? Ludovic lui réécrit aussitôt : Si t’es intéressé, tu peux venir continuer à boire chez moi. Jonathan: C’est une idée! Qui sera là? Ludovic : Je l’ai proposé seulement à toi, en fait… T’es à l’aise avec ça? Les points de suspension achèvent de le faire revenir à sa certitude initiale. Il demande son adresse à Ludovic, reprend le même Bixi et repart aussitôt.

Ludovic le reçoit avec un drink tel qu’annoncé, mais tel que prévu aussi les verres sont déposés après quelques gorgées. Ludovic se rapproche lentement de Jonathan et, quand il le voit se rapprocher également en mouvements à moitié subtils, il s’empare de sa nuque et l’embrasse avec fougue. Jonathan accepte très bien qu’ils parlent ce soir-là d’autre chose que d’art… et même qu’ils ne parlent pas du tout la plupart du temps. Mais le lendemain matin, quand il se réveille en se demandant s’il a rêvé à toute la scène et qu’il se retrouve dans les bras de Ludovic, il se dit qu’une discussion s’impose. « Gai ou bi? » Gai, répond Ludovic avec un sourire. J’ai essayé avec quelques filles, mais ça n’a jamais été concluant.» «Wow, c’est assez inattendu. Me semble qu’encore récemment, je te voyais en frencher une à pleine bouche…» «Sur le party, des fois, l’envie me prend. Entre amis, c’est juste drôle.» «Donc tes amies savent que tu es gay? » «Non, pas encore.» « Et tu n’as pas peur qu’elles tombent en amour avec toi? » Ludovic fait la moue. « Ça arrive, oui. Je prends mes distances, et puis ça leur passe. » « Ça te tenterait pas de juste leur dire, à la place? » « C’est ma marque de commerce, d’être l’homme à femmes du showbiz québécois. » « T’es capable de t’en faire une autre. T’es encore assez jeune pour ça, me semble.... » Les mains baladeuses de Ludovic le distraient de son argumentat­ion.

Ils se mettent à se voir régulièrem­ent. Ludovic l’invite à des partys avec des gens de télé et de cinéma auxquels, en tant que gars de théâtre, il ne serait pas nécessaire­ment allé en temps normal. Mais les gens ne se doutent de rien. On le connait de nom, donc le tout passe sous le radar – et Ludovic sous le gaydar. Reste que Jonathan commence à trouver lourd de devoir se cacher pour le voir, de ne pas avoir droit d’en parler à ses amis de peur que la rumeur se répande, de ne pas pouvoir dire ouvertemen­t qu’ils se fréquenten­t alors qu’il en est si fier. Un soir, alors que Ludovic commence à le déshabille­r au retour d’une autre soirée bien arrosée, Jonathan l’arrête. « On ne peut pas continuer comme ça. » « Qu’est-ce que tu veux dire? » « Soit tu t’assumes, soit on arrête de se voir. Je me sens comme si j’étais revenu dans le placard. Les gens savent que je suis gai, mais je veux qu’ils sachent que je le suis avec toi. » « Si on devient plus sérieux… J’aimerais avoir vraiment quelque chose à annoncer… » « Bullshit. » Ludovic baisse la tête. « C’est une grosse étape, je sais pas si je suis prêt… » « T’as pas à le faire d’un coup. Ça peut être progressif. Tant que je sens de la volonté et de l’effort, moi, ça me va. » Ludovic lui décoche son plus beau sourire. « J’pense que t’en vaux la peine. »

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