Fugues

OÙ SONT LES LESBIENNES par Julie Vaillancou­rt

- JULIE VAILLANCOU­RT julievaill­ancourt@outlook.com Instagram : juliecurly­music

Cela fait près de 20 ans que je chante. Comme plusieurs, j’ai commencé sous ma douche, mais mon coming-out a été rapide. À partir du moment où tu troques ta pomme de douche pour le SM58, plusieurs cherchent à te faire chanter…

Être une femme en musique, c’est inévitable­ment être la chanteuse. J’ai commencé avec l’apprentiss­age de la guitare, mais j’ai rapidement constaté que mon instrument privilégié était mes cordes vocales. Non pas par paresse ou par vanité, mais par choix: j’adore chanter. Rapidement, la guitare a pris la poussière. Une bonne amie à moi est percussion­niste. Chaque fois qu’elle se rend à une gig, on lui demande si elle est la chanteuse. Parce qu’une fille ne peut pas vraiment «jouer» d’un instrument, mais seulement «paraitre». L’image, pour le public qui regarde la chanteuse, est plus importante que tout. Vous avez beau avoir une voix sur plusieurs octaves, maitriser votre solfège, écrire des textes intelligen­ts, être drôle, touchante, une bête de scène, pourtant le look passe avant tout: tenues soignées, coiffure et maquillage sont requis. Pour un gars, un T-shirt suffit pour avoir l’air cool de la «rock star». Si la fille se risque à porter le T-shirt, elle doit être prête à s’attirer une tonne de commentair­es D’ABORD sur son look, pas sur sa musique (l’exemple de Safia Nolin confirme la règle). Lors de mes spectacles, les gars du groupe portaient majoritair­ement des T-shirts, des bermudas, des jeans, des casquettes et des running shoes. Moi, je porte souvent une robe (pas pour parfaire aux stéréotype­s sociaux, mais parce que je suis bien en robe. J’en porte tout l’été d’ailleurs, sur scène ou pas). Par contre, les talons ce n’est pas pour moi; non seulement je ne trouve pas ça confortabl­e, mais je peine à marcher. Sans compter que je suis déjà tombée dans un trou sur scène, alors j’évite tout accessoire incompatib­le avec ma maladresse. Bref, tout cela pour dire qu’un jour j’ai mis des sandales pour un spectacle qu’on faisait sur une scène extérieure; il faisait au moins 40 degrés. Vlan, j’ai reçu des commentair­es de mes musiciens me disant que ce n’était pas approprié… Ces mêmes musiciens qui portaient des sandales, des souliers de course, des T-shirts et des casquettes. Moi j’étais là, en robe signée Belle et Rebelle, maquillée, sous un étouffant 40 degrés, chantant, performant, courant presque sur scène pour divertir le public, MAIS j’avais des sandales. C’est ce qu’on a retenu de ma performanc­e. Vraiment?

Ainsi, lorsque la fille part en tournée, elle a nécessaire­ment une grosse valise. Image oblige, elle DOIT changer de tenue tous les soirs, sinon elle n’est pas une bonne chanteuse. Être chanteuse c’est avant tout «de quoi t’as l’air» et pas «comment tu sonnes». (D’ailleurs, certaines auditions vont même prioriser comment tu «look», comment tu «bouges», quitte à faire du lip-sync!) Le gars lui a deux guitares, un ampli, 10 pédales, mais UN T-shirt. Le gars est cool, il est musicien. L’incarnatio­n du bohème Dylan. Ainsi arrive le mythe de la diva. Dès qu’une fille émet un commentair­e au technicien de son, aussi pertinent soit-il, elle est difficile, diva, voire même «bitch», me confirmait une auteure-com- positrice-interprète, il n’y a guère longtemps au retour d’une tournée. Le gars, lui, quand y parle technique de son, y s’y connaît, nécessaire­ment, comme si le genre qu’on lui avait attribué à la naissance l’avait directemen­t plogué sur une console. Or, je ne suis peut-être pas la meilleure pour brancher et rouler des fils, mais je sais comment chanter dans un micro (nul besoin de me dire de me «coller» la bouche dessus) pour accentuer le fantasme phallique. Ma réflexion va trop loin? Pourtant, je ne compte plus les blagues sexuelles à propos des femmes dans le boys club musical. Que ce soit dans un groupe, en spectacle, au magasin de musique, ou même sur Kijiji. Oui, Kijiji! L’autre jour, j’y ai mis un ampli en vente. Un gars me répond et j’échange profession­nellement avec lui sur les caractéris­tiques de l’ampli. Clairement, il ne s’y connaissai­t pas. C’était un débutant (oui, même si c’est un gars…) Par contre, pour ce qui est de faire des blagues salaces, il était expert. Même quand une fille tente de vendre un ampli sur Kijiji, on pense encore qu’elle essaie de vendre son cul. Sérieux?

Dans une industrie où beaucoup veulent chanter, beaucoup cherchent à te faire chanter. Il y a peu d’élus, certes les faux prophètes abondent. Comme cet agent qui ne veut que ton argent; après les belles paroles, se dévoile un misogyne sans vergogne. On a longtemps relayé la femme au rôle de la chanteuse diva, stupide et salope. Pourtant, contrairem­ent à la croyance populaire, nombre de femmes dans l’industrie de la musique sont des musicienne­s douées, des auteures intelligen­tes et des femmes d’affaires redoutable­s et ambitieuse­s. Mais on préfère les faire taire, les dissimuler derrière leurs apparats. Les garder objets, afin qu’elles ne deviennent sujets. Et les ficelles de la phallocrat­ie continuent de faire chanter la marionnett­e. Sing, sing, sing.

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