Fugues

LES MIGNONS: L’AMOUR, C’EST LA GUERRE par Frédéric Tremblay

- FRÉDÉRIC TREMBLAY fred_trem_09@hotmail.com Instagram : fred.trem.9

Ce soir-là, Sébastien est plus que jamais à plat. Il faut dire qu’il y a un bon moment déjà que sa motivation a commencé à couler de son esprit comme une bouteille percée perd son contenu : goutte à goutte, mais inexorable­ment. Oui, il a fini par reprendre tel que prévu les cours universita­ires. Oui, il est entré en pédagogie comme il le souhaitait. Oui, ses résultats de la session d’automne ont été excellents – au-dessus de ses attentes. Mais il a perdu la flamme de l’enseigneme­nt. Il a perdu la flamme d’à peu près tout. Il se laisse flotter dans la vie en espérant lui retrouver un sens, ou que ce sens le retrouve. Il est tout autant persuadé que ni l’amour ni la sexualité ne seront des allumettes suffisante­s. À leur propos, s’il a appris quelque chose de lui-même récemment, c’est bien plutôt qu’il est peut-être plus asexuel qu’homosexuel. Ou peut-être devrait-il dire plus justement qu’il est hyposexuel : car il lui arrive parfois de désirer un peu, et alors il désire des hommes; mais il a l’impression de désirer mille fois moins que tous les autres.

Sébastien repense à l’offre à laquelle il a répondu et se demande ce qui lui a pris. Il devait se trouver dans un de ses rares moments d’envie charnelle quand son ami l’a contacté pour lui offrir de faire partie de l’orgie qu’il organisait pour sa fête. Curieux de voir à quoi pouvait bien ressembler cette chorégraph­ie de corps s’échangeant du plaisir dans des contacts aussi vite faits que défaits, il a accepté. Mais son blues de ce soir-là est si intense qu’il condamne d’avance la soirée. En plus, il doit s’y rendre en métro, et il déteste le transport collectif : il l’utilise seulement parce que, malchance dans le malheur, il vient de se faire voler son vélo, et préfère attendre le printemps pour s’en racheter un. Tant qu’à y être, il profitera de la route pour creuser encore plus son tombeau. Il survole sa bibliothèq­ue et en tire un de ses traités de désespoir préférés : Pensées pourmoi-même, de Marc Aurèle. Rien de mieux pour s’apprendre à ne rien attendre de la vie. C’est donc sur un banc de métro de la ligne orange qu’il tombe sur ces métaphores de la sexualité qu’il avait oubliées : l’empereur parle de la copulation comme du «frottement d’un boyau»; et quant à l’éjaculatio­n, il s’agit d’«un certain spasme, un peu de morve, et puis c’est tout». Il faut vraiment qu’il tienne à cet ami pour se lancer ainsi dans la gueule du loup avec un aussi profond dégout à l’idée de tout plaisir physique. «Hey! Salut bien! Ça va, et toi? Je suis le premier arrivé? Parfait alors! Moi qui avais peur d’être en retard… Il faut encore que je m’adapte au transport collectif, c’est tout nouveau! Ça passe pas mal moins en soirée, hein!» Il enchaine les insignifia­nces pour couvrir son malaise – ou plutôt son ennui terrible. N’empêche, il donne bien le change. Il sourit à pleine bouche, il est d’agréable compagnie, il place les blagues appropriée­s aux bons endroits. Les autres participan­ts arrivent lentement mais surement. À la fin, il n’en reste qu’un dont l’hôte leur dit qu’il a dû faire un détour par l’aéroport, mais qu’il les rejoindra par la suite. Dans le jeu de la compétitio­n des regards appréciate­urs, scrutant les muscles sous les vêtements, les bosses dans les pantalons, Sébastien se laisse convaincre d’un certain niveau d’excitation. Bientôt les vêtements s’envolent, les premiers soupirs se poussent. Dès que son esprit décroche de son quotidien pour atteindre une certaine légèreté reviennent le plomber plus efficaceme­nt que tout l’aride image pénienne, la chirurgica­le équivalenc­e musculaire et la dégueulass­e comparaiso­n spermatiqu­e de Marc Aurèle. Aidées par de telles pensées pour lui-même, ses érections meurent aussi vite qu’elles sont nées. Il finit par être capable malgré tout de produire le résultat attendu, bien qu’il sente que ça n’a jamais été autant à son corps défendant. Il reste un moment parmi la forêt de nudités entrelacée­s sur le lit, puis il se dit qu’il a vraiment besoin de retourner à sa solitude. Peut-être que la lecture sera son propre remède et lui donnera des mots pour déloger ceux qu’elle lui a implantés dans la tête. Il s’excuse de devoir partir aussi tôt, dit qu’il doit se coucher tôt pour être efficace dans l’étude le lendemain, embrasse tout le monde et part en coup de vent. Sur le pas de la porte, il tombe sur la plus belle personne qu’il ait vue depuis longtemps. Il se dit «personne» d’abord, parce que le charme androgyne ne lui permet pas d’être sûr de son genre. Dès qu’il parle, sa voix chaude lui confirme que c’est un homme, et il se trouve automatiqu­ement attiré par lui. «Est-ce que c’est ici…?» Sébastien sourit. « C’était ici. Enfin, ça l’est encore un peu pour quelques-uns. Mais le meilleur est passé.» L’autre affiche une mine penaude. «Oh… Dommage… Au moins ma mère a été contente que j’aille la chercher à son retour-surprise.» «Ce n’était pas une fausse excuse, donc?» Son vis-à-vis se pointe de haut en bas. «La preuve : j’y suis!» «Tu n’as pas raté grand-chose. Un frottement de boyaux, un certain spasme, un peu de morve…» L’invité raté cherche un moment, puis claque des doigts. «Marc Aurèle! Quoique je préfère les cyniques aux stoïciens…» Sébastien incline la tête. «Une bonne mémoire du cégep?» «Eh non : je suis au bac en philo!» «Respect, respect. Donc tu ne diras pas non à une bière?» «Ah! c’est bien connaitre les étudiants en philo!» Sébastien se dit que son ami ne sera peut-être pas le seul, finalement, à profiter du fait qu’il se soit forcé à passer par-dessus son immense lassitude.

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