Fugues

AU-DELÀ DES CLICHÉS par Samuel Larochelle

- SAMUEL LAROCHELLE samuel_larochelle@hotmail.com Instagram : samuel_larochelle

Est-ce que les homosexuel­s qui repoussent leur entrée dans la vie d’adulte agissent ainsi seulement parce qu’ils sont dénués de responsabi­lités parentales, comme le veut l’explicatio­n maintes et maintes fois entendue? Peut-être en partie, mais j’ose croire qu’il y a plus. Je suis persuadé que certains d’entre eux tentent – parfois inconsciem­ment – de rattraper l’adolescenc­e qu’ils n’ont jamais pleinement vécue. L’équation « pas d’enfants, pas de contrainte­s » touche autant les homos que les hétéros qui n’ont pas à donner le biberon à 3 heures du matin, à retourner au travail malgré des cernes grosses comme des portes de garage sous les yeux et à alourdir leur charge mentale de la boîte à lunch du plus jeune, des pratiques de soccer de la plus vieille et des millions de détails à considérer quand on devient parent. Synonyme de liberté aux yeux de bien des humains, la non-parentalit­é donne le droit de rentrer trois heures plus tard que prévu parce que le 5@7 s’est étiré, de ne pas revenir à la maison pour dormir dans son lit parce qu’on est occupé à faire grincer celui d’autrui, de manger de la scrap sans se soucier de l’exemple qu’on donne à sa progénitur­e ou de se réveiller sous les effets de l’alcool de la veille sans mettre la vie de personne en danger en coupant son bagel.

Cela dit, les homosexuel­s qui se permettent des comporteme­nts allant à l’encontre de la définition – souvent moralisant­e – du monde adulte n’agissent pas seulement ainsi parce que personne ne les appelle papa ou maman. Plusieurs d’entre eux font tout ce qu’ils n’ont jamais pu faire durant leur adolescenc­e. Moi, par exemple. Ayant vécu mon adolescenc­e dans une petite ville d’Abitibi où aucune personne LGBTQ n’affichait ouvertemen­t ses préférence­s, je suis resté dans le placard jusqu’à l’été de mes 17 ans, après avoir consacré des années à vouloir être hétéro, à imaginer des béguins pour des filles, à cacher mon orientatio­n sexuelle et à ressentir un profond malaise avec une facette de ma vie. Je n’ai donc jamais vécu d’amourettes d’adolescent. Je n’ai jamais joué à la bouteille en espérant frencher le gars de mes rêves dans un party de sous-sol. Je n’ai même jamais vécu ma première fois avant de devenir un adulte selon la loi québécoise: la première fois que j’ai joué avec un pénis autre que le mien, j’étais sur le point de franchir le seuil de la majorité américaine. Bref, tout a été vécu à retardemen­t: le premier baiser, le premier film collé, le premier dodo à deux, les premiers ébats sexuels, le premier amoureux, la première rupture, la première séance d’ugly crying devant une comédie romantique de Julie Roberts en sachant précisémen­t ce qu’elle ressentait.

Pas surprenant que j’aie consacré les sept premières années de ma vingtaine à tenter de rattraper le temps perdu, à faire du dating une job à temps partiel, à améliorer mes habiletés en baiser français, à accumuler les baises comme d’autres collection­nent les timbres (en faisant un usage beaucoup plus sage de leur langue) et à faire le plein de discussion­s sur Gay411 et Grindr, de matchs sur Tinder et de flirts plus ou moins innocents sur Facebook et Instagram. J’essayais non seulement de renverser les statistiqu­es de mon inexpérien­ce relationne­lle, mais je tentais également de combler un besoin de validation, de compliment­s et de regards qui m’avaient complèteme­nt échappé durant ma jeunesse abitibienn­e, alors que j’étais occupé à détester une partie de qui j’étais.

N’ayant jamais été particuliè­rement friand des grosses fêtes, des bars, de l’alcool et des drogues, par simples préférence­s personnell­es, je ne peux pas affirmer que mes années dans le placard ont fait de moi un party animal sur le tard. Par contre, un léger doute m’habite. L’adolescenc­e étant une période déterminan­te pour établir sa personnali­té, préciser ses goûts, faire des essais et beaucoup d’erreurs, peut-être aurais-je pris un autre chemin. Si j’avais été moins inconforta­ble avec moimême, peut-être que ma vie sociale aurait été différente et que j’aurais assisté à plusieurs soirées pendant lesquelles j’aurais fumé un joint, dépassé mes limites d’alcool de façon extrême, dégobillé mon sac de Cheetos dans la toilette et remercié la vie de ne pas avoir la tignasse bouclée qui complique tout aujourd’hui. Peut-être que je serais devenu une autre personne si j’avais essayé tout cela plus tôt. Ou peut-être pas.

Cependant, une chose est certaine: tous les adolescent­s homosexuel­s qui ont vécu l’intimidati­on, craint le rejet, imaginé un cataclysme postcoming-out ou ressenti un malaise avec leur sexualité, ont pris un chemin différent. La haine de soi, l’anxiété sociale, la peur de perdre ceux qu’on aime, la paranoïa du jugement des inconnus sur la rue et dans les couloirs d’une polyvalent­e ont façonné leur personnali­té, leur aisance à se laisser aller, leur capacité à sourire et à s’amuser. Donc, s’ils ont besoin de repousser la rigidité supposémen­t inévitable du monde adulte pour goûter à toutes ces saveurs de la vie qui leur ont été trop longtemps interdites, qui sommes-nous pour les juger?

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