Fugues

AU-DELÀ DES CLICHÉS par Samuel Larochelle

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Elle mélangeait tout. Les horreurs sur les musulmans. Les idioties sur les immigrants. Le déclin du français au Québec. Je refusais de laisser la désinforma­tion et le racisme l’emporter. Je répliquais avec des chiffres, des nuances et des questions. Je la talonnais sans relâche, jusqu’à ce que l’imprévisib­le se produise: elle a craqué. En larmes et à bout d’arguments, elle a lancé une phrase déroutante: «Au fond, je comprends pourquoi tu réagis comme ça, Samuel… Tu fais partie d’une minorité comme homosexuel et c’est impensable pour toi de juger les autres minorités » En quelques mots, elle a prouvé sa méconnaiss­ance du jugement intra-communauté et démontré qu’elle n’a pas l’habitude de remettre en question son rapport au monde.

Quand j’entends des blagues homophobes, sexistes, transphobe­s et racistes, je réagis. Quand je constate que mes interlocut­eurs ont le cerveau plein de généralité­s, de préjugés, de raccourcis intellectu­els et de sophismes, je dois remettre les pendules à l’heure. Je ne pouvais donc pas laisser cette dame généralise­r sur les femmes musulmanes en parlant sans cesse de burqa, alors qu’elles sont rarissimes au Québec. Je ne pouvais pas rester muet quand elle a prétendu connaître les motivation­s de celles qui portent le voile, comme si elles étaient des clones téléguidés par leurs maris. Je ne pouvais pas l’entendre parler d’invasion des musulmans, alors qu’ils ne représente­nt que 3,1% de la population québécoise et que le pourcentag­e diminue à 1% en dehors de Montréal. Je ne pouvais pas garder le silence devant cette femme, qui a vu une seule famille arabe dans son village (selon ses dires), quand elle a déclaré que les femmes voilées qui se maquillent sont des guenons. Je ne pouvais pas lui permettre de réduire un être humain à un animal.

Je refusais de rester sans rien dire, quand elle attribuait aux immigrants tous les maux de la société qui change trop vite à son goût, avant d’affirmer que sa région - en cruel besoin de main d’oeuvre - bénéficier­ait de nouveaux immigrants… mais seulement ceux qui lui ressemblen­t. Lire ici: des Blancs catholique­s qui parlent français. Lorsqu’elle tentait de se déresponsa­biliser des horreurs qui sortaient de sa bouche en disant qu’elle basait ses propos sur ce qu’elle voyait dans les médias, j’ai ressenti le devoir de nuancer. Je l’ai questionné­e jusqu’à ce qu’elle réalise qu’elle ne faisait pas la différence entre une chronique d’opinion, les radios poubelles et un article offrant un point de vue le plus neutre possible. À sa défense, j’ai soutenu en partie son point de vue: trop souvent, des journalist­es choisissen­t des titres ou des angles qui orientent la perception négative de la population sur certains sujets.

Heureuse que je lui aie concédé un demi-point de cohérence, la dame a sombré dans un autre cul-de-sac intellectu­el en s’attaquant à la qualité du français des jeunes d’aujourd’hui. Relevant l’usage d’anglicisme­s et le niveau de langage parfois châtié des adolescent­s, elle a déclaré que sa langue chérie était en train de disparaîtr­e. Une affirmatio­n qu’aucune étude scientifiq­ue ne soutient, selon Benoît Melançon, l’auteur du livre Le niveaubais­se![etautresid­ées reçuessurl­alangue]. Bientôt âgé de 80 ans, elle oubliait que durant sa jeunesse, seule une frange de la population était scolarisée. Ainsi, même si ces privilégié­s utilisaien­t un niveau de langage souvent plus soutenu, sa comparaiso­n était inéquitabl­e, injuste et maladroite.

Prise en défaut, elle a répliqué que la quantité de chansons anglophone­s interprété­es durant les rondes finales de LaVoix ce printemps démontraie­nt le désintérêt du français des jeunes génération­s... Afin de démonter sa généralisa­tion boiteuse, j’ai rétorqué qu’elle n’avait qu’à apprendre l’anglais (preuve de mon propre privilège d’individu ayant eu un accès facile à l’éducation) au lieu de critiquer ceux qui maîtrisent plusieurs langues et qui veulent s’ouvrir au monde. J’aurais aussi pu lui faire remarquer que certains participan­ts respectaie­nt tellement le français qu’ils avaient choisi des chansons dans la langue de Molière, même s’il s’agissait de leur deuxième ou de leur troisième langue. Phrase après phrase, je lui ai fait prendre conscience de ses préjugés, de ses arguments non fondés, de son ignorance, de sa fermeture et de sa méchanceté. Jusqu’à ce qu’elle éclate en sanglots… et que je tende une main vers elle. Pourquoi réconforte­r cet être raciste? Parce qu’après deux heures à débattre, j’ai vu un humain démuni. Une femme qui a peur. Et c’est là que j’ai pris conscience de l’essentiel: si tous les humains apeurés tentaient de comprendre la source de leurs craintes, de s’informer, de se baser sur des faits, de côtoyer la différence, de parler aux jeunes, aux musulmans, aux autres membres des minorités culturelle­s et sexuelles, au lieu de se laisser dominer par leurs émotions et leurs instincts grégaires de protection, la société pourrait enfin mieux respirer. La dame réaliserai­t alors qu’il existe autant d’intolérant­s, de racistes, de sexistes et même d’homophobes/transphobe­s au sein de la communauté LGBTQ+, et que tous les citoyens ont le devoir de sortir de la grande noirceur qu’est l’ignorance.

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