LES MIGNONS: L’AMOUR, C’EST LA GUERRE par Frédéric Tremblay
Dès qu’il obtient ses résultats des derniers examens du baccalauréat, à la mi-mai, Olivier se lance dans la recherche d’emploi avec assiduité. Il passe bien quelques entrevues auprès des entreprises auxquelles il a appliqué dans la région de Montréal, mais aucune ne le rappelle. Un matin au réveil, inspiré par un conseil de la nuit, il décide d’élargir son champ de recherche et de soumettre sa candidature dans les environs de Québec. De ce côté-là, on le recontacte plus rapidement, on lui fait également passer des entrevues, et quelques semaines plus tard, il se trouve un poste qui représente pour lui un défi intéressant. Il est déçu de devoir quitter Montréal, son groupe d’amis actuel et les potentiels amants de la ville, mais il a confiance d’en trouver à Québec.
Son premier réflexe est de supprimer les applications de rencontre. Après tout, il tient moins que tout à développer une quelconque forme d’attachement juste avant de partir; les relations à distance n’ont jamais été son fort. Il en ressent automatiquement une certaine forme de pincement au coeur. À sa sortie de sa période de claustration pour étude en vue des examens finaux, il se sent hypercommunicatif, et le fait de couper ces ponts – même numériques – même avec de purs inconnus – lui procure une sorte d’indicible malaise. Il se dit aussitôt que sa crainte est irrationnelle : il a déjà bien assez d’amis. Il écrit d’emblée à Maxime, Jonathan, Jean-Benoît, Sébastien, Valentin et Louise pour connaitre leurs disponibilités. Il va voir Gérard, assis au salon de leur appartement en train de lire, et lui apprend la nouvelle pour son emploi à Québec. Son colocataire court à la SAQ leur acheter une bouteille de champagne qu’il débouche pour l’occasion.
Il lui reste un mois pour se préparer à son départ. Un mois, ça semble immense, mais ça passe très rapidement quand on a l’impression d’avoir une infinité de choses à faire. Il tient à couper en bonne et due forme le cordon ombilical le reliant à Montréal, pour ne pas avoir envie d’y revenir à chaque weekend. Un chapitre de sa vie doit se fermer et un autre doit s’ouvrir s’il veut profiter pleinement de l’expérience québécienne. Il se lance donc dans la folie des festivals estivaux, déjà commencée; il termine ou, du moins, s’arrange pour se retirer sans trop faire de dommages de certains projets extrascolaires sur lesquels il travaillait avec des collègues d’études; il multiplie les partys à son appartement, dans les clubs, dans les afterhours; et il fait des boites. Mais les boites sont toujours repoussées. Il préfère parler, s’amuser, en un mot vivre à fond.
Les mignons ne sont pas autant disponibles qu’il l’espérait et le voudrait. Eux-mêmes ont leurs propres occupations, qu’il s’agisse de sessions d’été, d’initiatives professionnelles et entrepreneuriales ou de relations amoureuses naissantes. Louise seule répond toujours à ses invitations et ses offres d’activités, mais elle-même jacasse beaucoup, de sorte que quand ils sont ensemble, ils finissent par faire une cacophonie de deux verbomoteurs qui s’interrompent sans cesse et ne s’écoutent aucunement. Alors il se replie sur les applications. Il songe qu’il reviendra bien à Montréal quand, avec un peu plus d’expérience du métier, il aura aussi plus de chances d’être engagé. Il aime trop Montréal pour en rester éloigné plus de quelques années – sauf peutêtre pour aller s’installer dans une plus grande ville encore, mais assurément pas pour rester à Québec. Qu’y a-t-il de mal, donc, à rencontrer de nouvelles personnes, à voir s’ils feraient d’intéressants partenaires, si tout le monde est au courant que la chose est impossible dans un avenir à court terme, mais reste pleinement envisageable sur le moyen et le long terme?
Il s’amuse de sa situation particulière, inclassable avec les étiquettes habituelles puisqu’il ne recherche pas précisément des amis (ne prévoyant pas pouvoir entretenir plus d’amitiés qu’il n’en a déjà avec la distance) ni exactement des amants. Qu’à cela ne tienne : une description plus exhaustive de sa situation accompagne ses photos. Certains gars le contactent parce qu’ils la trouvent divertissante; certains autres parce qu’ils ne l’ont pas lue, et à ceux-là, il s’empresse de demander si ce n’est pas un problème. Il voit donc plusieurs d’entre eux pour un verre ou un café, il couche avec quelques-uns d’entre eux, et une fois ou deux il doit se rappeler à luimême la nécessité de ne pas s’attacher, déployant de réels efforts de résistance face à des admirations naissantes – chez Olivier, l’admiration est un préalable nécessaire de la volonté de fonder un couple. Le temps passant, le compte à rebours de ses jours restants à Montréal se met à diminuer moins vite que son envie d’échanger, et donc lui qui s’est organisé un horaire de rencontres rempli au quart d’heure près commence à l’élaguer, écoeuré par une sorte de surdose sociale. Il a débuté des relations avec un nombre limité de personnes qu’il tient à revoir lors de l’un ou l’autre de ses retours à Montréal, et avec qui il pourra envisager de développer des liens plus solides lorsqu’il reviendra s’y établir : il considère donc que sa mission est accomplie de ce côté. Le temps restant, quant à lui, il se dit qu’il doit le diviser en deux parties tout aussi essentielles l’une que l’autre. La première est celle de l’entretien de ses amitiés habituelles, car même ce qui dure depuis des années peut s’étioler si on n’y injecte pas les efforts nécessaires. Ainsi les mignons et Louise, qu’il a fini par négliger à force d’abuser des applications, redeviennent sa priorité. La deuxième est celle des préparatifs à sa vie québécienne – ses boites n’ont pas avancé du tout depuis le premier sursaut d’enthousiasme qu’il y a mis dans les jours suivant la réponse de son futur employeur. C’est avec une certaine sérénité qu’il y procède, se demandant déjà ce dont la prochaine fois montréalaise sera faite, et ayant déjà un peu hâte d’y être.