FAIRE DANSER LA POÉSIE
J’ai rarement parlé de poésie dans mes chroniques littéraires pour FUGUES. Pour une fois, je me fais plaisir en parlant de Voguer de Marie de Quatrebarbes, qui a déjà quatre livres à son actif dont un JohnWayneestsous mon lit et Des Pères Fouettards me hantent toujours, titres qui sont énigmatiques, insolites, et invitent à les lire. Née en 1984, l’autrice est aussi une performatrice, et on peut la voir lire-réciter des extraits de son livre sur Internet. Le livre provient, entre autres, de la vision du film ParisIsBurning de Jennie Livingston (1991), qu’on peut voir sur Netflix, sur la vie des danseurs de voguing à la fin des années 1980. Le voguing est un style de danse urbaine né dans les années 1970 dans des clubs fréquentés par des homosexuels, transsexuels et transgenres afro-américains, essentiellement à New York. Cette danse est caractérisée par la pose-mannequin telle que pratiquée dans le magazine américain Vogue durant les années 1960-1970 lors des défilés de mode, pose intégrée avec des mouvements angulaires, linéaires et rigides du corps, des bras et des jambes. Les danseurs se regroupent en équipes appelées houses, des maisons. Si on veut avoir aussi une idée du voguing, on peut également regarder Leave ItOnTheFloor (2011) de Sheldon Larry ou un film plus récent comme Climax (2018) de Gaspard Noé, déjà présenté à Montréal et en DVD. Le livre est divisé en cinq grandes parties: «Vénus», «Pepper», «Thérèse», «Ninetto» et «Heinrich». Cinq portraits qui proposent un enchaînement de poèmes structurés par des motifs répétés, sur des vogueurs qui nous font passer de Pasolini (à cause de Ninetto) à Heinrich von Kleist, entre autres figures connues. On pourrait considérer chaque portrait comme un hommage. Mais aussi comme une élégie à tout ce qui n’est pas conforme, à tout ce qui est ambigu; à tout ce qui est apparence et déguisement; à la mode et à son appel au luxe et à la gloire; au masculin qui est féminin, pour la fusion du masculin et du féminin. Voguer est une célébration de la nuit quand «les garçons dansent pour conjurer le sort et faire vivre un désir plus grand» encore, des drag-queens qui sont «à l’extérieur de (leur) corps».
Le premier livre est une évocation de Venus Xtravangaza, fille de la maison Xtravaganza, morte, étranglée, sous un lit du Duchess Hotel, en 1988. Cette drag-queen qui a été tuée par un client parle ici au je avec douceur et tristesse. Elle parle de ses moineaux tissés à même sa peau; elle défaisait chaque soir ses moineaux «pour recommencer son ouvrage au matin».
La deuxième partie est consacrée à Pepper LaBeija, mère de la maison
LaBeija, décédée au Roosevelt Hospital de Manhattan en 2003, et qui commence ainsi: «Une maison est faite pour y vivre. Une maison est une famille pour ceux qui n’ont pas une maison.
C’est une réalité quand on n’a pas de famille.» La maison, on l’a compris, accueille tous ceux qui sont rejetés par leurs parents, qui sont noirs et sans argent, et qui formeront avec tous les autres une famille. «Ils respirent en amitié.»
Le troisième chant est pour Thérèse, disparue à l’angle de l’avenue Pasteur et de la rue Magellan, un soir d’août 2017. C’est le seul portrait d’une personne contemporaine, qui raconte avoir subi la violence, celle qui est faite aux personnes trans. C’est une survivante du trafic des corps, car elle vend le sien. Sans sa maison, elle serait «comme une partition sans musique».
La quatrième partie prend comme figure Ninetto Davoli, amant de Pier Paolo
Pasolini assassiné sur une plage d’Ostie dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. Cette partie est comme un appel à PPP: Ninetto se demande si sans lui il aurait vécu la vie qu’il aurait vécue, si sa vie a inversé tout à coup son cours avec la rencontre de Pasolini. L'autrice rappelle que ce dernier a imaginé un Othello joué par des marionnettes auxquelles des comédiens devaient donner corps et vie. Cette partie est un hymne à l’amour. «Heinrich» est dédié aux amants qui ne se rencontrent pas, particulièrement à Winkel en juin 1804. Ces amants sont Heinrich von Kleist et Karoline von Günderrode, personnage imaginé par la romancière Christa Wolf. En faisant disparaître Karoline, Heinrich accomplit la fusion du masculin et du féminin. Comme dans tous les autres poèmes de ce livre, cette partie fait parler le corps, le fait bouger, le fait exulter, car l’écriture est une danse, mais aussi mémoire de tout ce qui est danse.