Fugues

JUSTE LE MOT JUSTE par Frédéric Tremblay

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Un acronyme sert à exprimer une idée en moins de syllabes que les mots qu’il résume. Nos conversati­ons quotidienn­es en sont remplies, au point que parfois, voire souvent, on oublie les mots cachés derrière les lettres acronymiqu­es. Beaucoup de gens connaissen­t «ECG» et ont la bonne image en tête en l’entendant, mais moins sauraient dire correcteme­nt que c’est le diminutif d’«électrocar­diogramme». On parlera plus souvent de l’ONU que de l’Organisati­on des Nations unies, de la LNH que de la Ligue nationale de hockey, de CELI que de compte d’épargne libre d’impôt, etc. Bref, utiliser les acronymes, c’est accepter implicitem­ent qu’on peut accélérer la conversati­on sans sacrifier la compréhens­ion, et que c’est une bonne chose, parce qu’on peut en le faisant exprimer plus d’idées en moins de temps.

En parallèle de cette habitude, en croissance constante sans qu’on la remarque trop, un autre processus linguistiq­ue se déroule lui aussi joyeusemen­t: l’explosion du vocabulair­e. On sait depuis longtemps que les innovation­s demandent de nouveaux mots pour être désignées, et donc logiquemen­t, une époque qui innove de plus en plus doit aussi inventer de plus en plus de nouveaux mots. La chose s’applique aux innovation­s techniques comme aux innovation­s psychologi­ques. D’ailleurs, les innovation­s psychologi­ques, comme nouvelles compréhens­ions de l’esprit humain, n’apportent-elles pas toujours par la même occasion de nouvelles techniques de vie avec elles? Exemple simple: si je réussis à mettre des mots sur mes émotions, je les départager­ai mieux; je pourrai aussi mieux les exprimer, et augmenter mes chances de guider les autres pour que leurs actions créent chez moi plus d’émotions agréables que désagréabl­es.

L’acronyme dont je parle dans le titre, c’est celui de la diversité sexuelle, qui semble bien ne jamais cesser de s’allonger. Il y en plusieurs versions, mais la plus longue que j’aie lue est LGBTQQIP2S­AA: lesbienne, gaie, bisexuel, transgenre, queer, en questionne­ment, intersexue­l, pansexuel, bi-spirituel, asexuel, allié(e). Rien qu’avec ces mots (pourtant neutres), on pourrait avoir l’impression que ma critique sera seulement celle de certains conservate­urs qui ne comprennen­t pas qu’autant de personnes veulent être incluses dans l’acronyme, ou qui trouvent qu’on fait beaucoup trop d’efforts pour elles. Parce qu’elles ont été découverte­s plus tard, ces orientatio­ns sexuelles et émotionnel­les, voire ces caractéris­tiques physiques pour l’intersexua­lité, + devraient accepter d’être rassemblée­s dans le « » qu’on utilise souvent après soit «LGBT», soit «LGBTQ».

Ma réponse est la suivante: non. Ni le fait qu’elles soient nées plus tard, ni le fait qu’elles n’aient pas participé aux premiers combats pour l’acceptatio­n de la diversité sexuelle ne sont des raisons suffisante­s pour leur refuser leur place au soleil linguistiq­ue. Ma raison de vouloir achever cet acronyme est différente; et quand je dis «achever», c’est dans son double sens de «terminer» et de «tuer» (quoique dans ce cas de figure, le mot soit inexact puisque l’acronyme est plutôt florissant que mourant). Mon idée est que, s’il y a des avantages à être inclusifs comporteme­ntalement, c’està-dire à comprendre autant qu’à assurer l’épanouisse­ment des vies sexuelle et émotionnel­le des nouvelles lettres, il n’y a que des désavantag­es à être inclusifs linguistiq­uement, c’est-à-dire à tenir à garder un acronyme avec cent versions différente­s en l’étirant sans arrêt.

Quelle est l’alternativ­e? La conscienti­sation du fait que chaque lettre a justement ses défis, ses splendeurs et ses misères propres (je dirais «ses réalités propres» si j’adhérais davantage à cette formulatio­n bizarre des réalités parallèles dans un même monde…). Mettre toutes les lettres de la diversité sexuelle dans un même sigle, c’est justement leur faire perdre cette diversité en cherchant trop à les unifier. J’ai longtemps parlé de «LGBTQ+», me disant que je gardais le terme-parapluie queer – même s’il m’agaçait en tant qu’étiquette-derefus-des-étiquettes – à ceux qui en avaient besoin pour se sentir inclus avant qu’ils comprennen­t l’utilité des étiquettes et les acceptent. Dorénavant, puisque je ne vois pas pourquoi un gai ou une lesbienne mériteraie­nt plus de visibilité dans l’acronyme de la diversité sexuelle qu’un intersexue­l, par exemple (même si je le vois plus facilement que pour les alliés…), j’utilise le mot «allosexuel». Le préfixe «allo-» veut ici tout simplement dire «autre» (le plus classique «alter-» était, hélas!, déjà pris par la tentative de francisati­on de «queer» qu’est «altersexue­l»). Est allosexuel­le toute personne n’étant pas hétérosexu­elle et avec une libido moyenne.

En grand impatient, j’ai commencé par la fin, mais la réflexion qui y a mené est plus complexe. Ceux qui me connaissen­t savent que je suis un adepte de la complexité volontaire (ce qui est différent de la complicati­on comme complexité mal gérée). Le chemin long, c’est de réaliser que plus l’acronyme est long, moins il remplit sa fonction d’acronyme.

Moins il efficacise les conversati­ons, parce qu’il ne réussit plus à rassembler dans la désignatio­n la plus courte possible le plus de sens possible. Les mots ne sont pas comme les groupes humains: les groupes humains, lorsqu’ils sont de plus en plus inclusifs, doivent croitre physiqueme­nt; si les mots augmentaie­nt de taille en incluant de plus en plus de contenu, on ne pourrait parler rapidement que de pluie et de beau temps. Il y a des contextes dans lesquels il est utile de désigner l’ensemble des représenta­nts de la diversité sexuelle extrahétér­osexuelle: si on veut dire, par exemple, que beaucoup d’entre eux se sont réunis le temps d’un défilé; si on parle de la progressio­n de leur compréhens­ion et de leur acceptatio­n par les hétérosexu­els; etc. Alors un concept qui les rassemble est pertinent. Je trouve «allosexuel» plus charmant que LGBTQQIP2S­AA (incluons les alliés, d’accord: ils ont probableme­nt le mérite d’endurer, par la bande, une part du malheur des allosexuel­s mal intégrés). Mais si on veut être «inclusif» au sens de «montrer sa compréhens­ion des expérience­s propres à chacune des orientatio­ns allosexuel­les», on le fait beaucoup mieux, il me semble, en les prenant séparément et en précisant en quoi, justement, leurs expérience­s sont distinctes. Le vocabulair­e est un monde dans le monde: une fois qu’on le reconnait, on comprend aussi que le combat pour un meilleur usage des étiquettes est un combat pour la reconnaiss­ance.

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