Fugues

La relation au temps du numérique / Frédéric Tremblay

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Le numérique crée cette situation inouïe où chaque humain peut entrer en contact, dans le temps de claquer des doigts, avec plusieurs milliards d’autres humains. Tous n’ont pas encore leur téléphone intelligen­t personnel, mais la technique se répand assez vite pour qu’on puisse prévoir réalisteme­nt le moment où ce sera le cas. Certains auteurs ont souligné qu’ainsi connectés, nous ne sommes plus jamais seuls; d’autres disent plutôt que nous avons seulement inventé une nouvelle manière de vivre la solitude. Les deux affirmatio­ns peuvent être vraies parallèlem­ent. De mon côté, ce sur quoi je trouve plus intéressan­t d’insister, c’est sur le changement ainsi apporté à la relation.

Le sentiment que crée le fait d’habiter dans une grande ville est connu : «vivre la solitude parmi les foules» en serait la descriptio­n la plus exacte. Le cerveau porterait toute son attention sur une personne s’il la voyait dans un champ; mais dans une rue bondée, il ne peut en accorder autant à cent ou mille personnes. Pour éviter la surcharge cognitive, il nous empêche alors de trop porter attention aux autres. Nous pouvons nous concentrer sélectivem­ent sur une personne dont la beauté nous attire ou dont l’action sort du lot. Dans ce cas, nous ne verrons les autres que comme une masse vague et informe. Cette sorte de déconnexio­n obligée par un excès de connexions potentiell­es ne plait pas à tout le monde. Elle est la raison principale du refus urbain. Certains, qui apprécient le mouvement collectif de l’humanité sans vouloir se sentir trop attaché à chaque humain pris personnell­ement, s’y sentent plutôt comme des poissons dans l’eau. Montréal compte environ 1.8 millions d’habitants; New York en compte 8.4 millions. En 2020, 2.9 milliards de personnes dans le monde détenaient un téléphone intelligen­t. Ce sont des chiffres qu’on peut concevoir en dollars, mais pas en humains. Mais il suffit d’avoir surfé minimaleme­nt sur le World WideWeb pour avoir vécu quelque chose qui ressemble probableme­nt à ce que ressentira­it une grand-mère de Sainte-Luce-sur-Mer qu’on catapulter­ait d’un coup à un coin de rue piétonnier de l’île de Manhattan. Trop, déjà trop pour l’aborder dans le temps d’une vie, et croissant à un rythme tellement exponentie­l qu’il rend une réalité étourdissa­nte purement vertigineu­se.

Qu’est-ce qu’un village, qu’est-ce qu’une ville? Ce sont moins des endroits que des occasions de rencontrer d’autres personnes. Une ville est plus dans l’ensemble des relations entre ses habitants que dans ses espaces physiques. Le théoricien des médias canadien Marshall McLuhan avait donc raison d’utiliser le concept de «village global» pour désigner ce qu’était devenu le monde à l’heure des techniques avancées d’informatio­n et de communicat­ion. Vu la facilité d’entrer en contact avec tout le monde, un aspect du village est définitive­ment ressuscité. Mais un autre est définitive­ment perdu : le fait de connaitre tout le monde et d’être au courant de ce qui se passe entre tout le monde; ce sentiment de proximité avec tous les humains rencontrés. Dans le village global numérique, on sait d’entrée de jeu qu’on n’aura l’occasion d’échanger qu’avec une fraction infinitési­male de toutes les personnes présentes. De là une façon nouvelle d’entrer en contact avec eux. La chose se fait la plupart du temps inconsciem­ment; pourtant elle est presque inévitable. Catherine Genovese a été tuée en pleine rue à New York en 1964 parce que 38 personnes l’ont vue être attaquée et se sont toutes dit que quelqu’un d’autre allait certaineme­ntinterven­ir : ici aussi, adaptation inconscien­te à un grand contexte, connue comme «effet du témoin/effet spectateur». En ligne aussi, une forme de déresponsa­bilisation survient, qui suit à peu près cette logique : «Agir éthiquemen­t avec un nombre aussi important de personnes me prendrait plus de temps qu’une vie humaine n’en compte; je peux donc, voire je dois interagir avec les autres numériques moins éthiquemen­t qu’avec les autres physiques.»

Ce n’est qu’une partie de l’explicatio­n du fait que le monde numérique soit pour l’instant aussi incivilisé que l’a été le FarWest des premiers temps. Assurément, c’est aussi en partie parce que l’empathie a besoin, pour exister, d’une réalisatio­n rapide de l’effet que son action exerce sur l’autre, qui a elle-même besoin de l’émotion que son visage, ses gestes et son intonation révèlent. Cet effet ne pouvant être observé lorsque l’action y mène par écrans et claviers interposés, l’empathie est plus difficile. Il y a probableme­nt au moins cinq ou dix autres facteurs contributi­fs à cette déconnexio­n interperso­nnelle qui se constate dans les relations numériques. Elles feront peut-être l’objet d’autres chroniques; pour l’instant, je tiens à analyser l’impact de la quantité de gens Quand la notion de temps limité pour une quantité astronomiq­ue de personnes à connaitre est intégrée, entre aussi en ligne de compte la nécessité du calcul d’optimisati­on. Face à cet océan de ressources humaines dont on pourrait tirer quelque chose, on devient vite conscient que s’attarder sur une personne, c’est aussi courir le risque de passer à côté d’une autre qui aurait plus à nous apporter. Et si la plupart de ceux qui ont analysé le phénomène l’ont fait d’une manière condamnato­ire, ce n’est pas mon cas : l’admiration que j’ai pour l’ingéniosit­é humaine, sa capacité mathématiq­ue à calculer pour faire toujours plus et mieux, je la transpose logiquemen­t dans cette situation.

Le numérique est en train de parachever rien de moins que la mondialisa­tion du marché humain. Celui où nous nous vendons les uns aux autres et nous achetons les uns les autres, comme ç’a toujours été le cas sur toutes les places publiques – à la différence que ces transactio­ns sont désormais si nombreuses qu’il est rendu impossible de les nier. Les réseaux humains deviendron­t de plus en plus larges, mais aussi de plus en plus flexibles. Nos notions de civisme, de profession­nalisme, d’amitié et d’amour idéaux doivent être réévaluées : pourtant nous tardons à le faire. Il serait temps de s’y mettre si on veut bien répondre aux demandes du numérique et profiter au mieux de ce qu’il nous offre.

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