Fugues

Au-delà du cliché / Samuel Larochelle

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Je n’avais jamais été confronté à ça. Une connexion foudroyant­e et une dégringola­de brutale en moins de trois jours. Le réflexe de retenir les «je t’aime» que je sentais durant notre première nuit. Les confidence­s qu’il m’a faites dans un moment de vulnérabil­ité. Un doute gros comme un flocon de neige qui s’est transformé en avalanche détruisant tout sur son passage. Un réveil en sursaut après avoir rêvé qu’il avait mon sang sur ses jointures…

Comment aurais-je pu le prévoir? Sur l’applicatio­n où nous nous étions croisés, il faisait preuve de cent fois plus de considérat­ion que la moyenne des utilisateu­rs. Il était vif d’esprit, drôle, mature, capable de profondeur, d’une beauté renversant­e, artiste de profession, plein de projets et de caractère. Le lendemain, il est arrivé chez moi en soirée. Il est reparti 25 heures plus tard. Entre temps, nous avons parlé de nos projets artistique­s, déconné comme des enfants, parlé de nos familles, des blessures du passé, des aspiration­s du futur. Tout coulait de source. Pendant que je cuisinais, il me montrait les esquisses de ses créations et je lui lisais quelques lignes d’un livre à paraître. Une phrase a retenu son attention, mais il m’en a parlé seulement plus tard...

Notre premier baiser était électrique. Nos premières caresses, carrément déroutante­s. Nous ne pouvions pas arrêter ni nous décoller. Même quand on essayait de dormir, on recommença­it. À plusieurs reprises, j’ai perçu les contours du sentiment amoureux naître en moi. Épuisé, le coeur en émoi et les lèvres en friche, je me suis endormi de peine et de misère. Après quelques heures de sommeil, une douche à deux et un petit déjeuner, j’ai vu quelque chose dans ses yeux. Sans rien brusquer, j’ai tenté de lui tirer les vers du nez. Il m’a parlé de ce que j’avais lu la veille, un texte exposant la dynamique amoureuse à laquelle je rêve. Plus précisémen­t, une phrase laissant entendre que j’ai besoin d’un partenaire qui comprend pourquoi ma réserve à insultes et à situations explosives est vide depuis des années. Il m’a alors confié qu’il avait un problème de colère, qu’il rencontrai­t chaque semaine un groupe de soutien et qu’il avait développé des outils pour se contrôler. Je n’ai pas caché qu’avec mon enfance et mon adolescenc­e faites de cris, de coups et d’injures, j’étais craintif. Plus tard en après-midi, collés sur mon canapé devant un vieux film, je l’ai vu déplier sa jambe droite en grimaçant de douleur. Quand je lui ai demandé s’il était inconforta­ble, il a répondu qu’il avait une vieille blessure au genou depuis le jour où il avait fracassé la mâchoire d’un inconnu…

Mon coeur s’est arrêté. Peu après, j’ai appris qu’il avait l’habitude de se battre dans les bars. Pas juste entre 17 et 19 ans quand il était jeune et con. Mais jusqu’à tout récemment. J’ai tenté de dissimuler ma réaction. Il est rentré chez lui. J’en ai parlé avec une amie dont l’ex colérique avait laissé bien des traces. Je suis allé dormir. Et j’ai rêvé que nous nous engueulion­s, que nous nous criions par la tête et qu’il me défonçait la figure à coups de poing. De toute évidence, mon inconscien­t tentait de me dire quelque chose. Le lendemain soir, j’étais invité chez lui. En marchant vers son appartemen­t, j’imaginais qu’il réagirait à mes craintes… en me violentant. Je lui ai confié mes inquiétude­s. La honte qui m’habiterait si je le voyais se battre en public. La crainte que mon tempéramen­t - très taquin, qui pose souvent des questions délicates et qui ne se satisfait jamais des réponses en surface - puisse le faire sortir de ses gonds. L’impression que je marcherais sur des oeufs en tout temps. Dès mes premiers mots, ses yeux se sont remplis d’eau. Il m’a promis qu’il ne se battrait jamais en sachant que c’était inacceptab­le pour moi. Qu’il avait énormément cheminé avec sa colère. Et qu’il avait plein de stratégies pour s’empêcher d’exploser.

Malgré la peur qui m’envahissai­t, j’ai répliqué que même si je pourrais voir ses efforts pour mettre le couvercle sur le chaudron de sa colère, mon extrême sensibilit­é sentirait toujours l’eau bouillir en lui. Et que je n’arriverais probableme­nt jamais à taire ma peur. Il m’a trouvé injuste. M’a répété ses promesses. M’a rappelé la folle connexion que nous avions sentie la veille. Et m’a supplié de lui laisser le temps de prouver sa capacité à se contenir. De mon côté, je lui ai demandé du temps pour réfléchir. Le lendemain, il m’a texté que je devrais savoir sans y penser, qu’il ne jouait pas de games comme moi et qu’il méritait mieux que quelqu’un qui le remet en question. Du bout des doigts, je l’ai remercié de prouver à quel point j’avais raison de garder mes distances. Plusieurs jours plus tard, j’avais encore des images de violence dans mon esprit.

Des mois plus tard, je remercie encore mon instinct de m’avoir empêché de plonger dans cette relation. Et je suis soulagé d’avoir appris à m’aimer assez pour ne jamais accepter de telles probabilit­és.

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