Fugues

Les livres

- BENOIT MIGNEAULT bmingo@videotron.ca

Paul Deschamps, généticien de renom, est retrouvé sans vie à Montreux. Tous les éléments de preuve, incluant l’ADN des lambeaux de peau trouvé sous les ongles de la victime, orientent vers une seule personne : Alexis Deschamps, fils de la victime. Bien évidemment, comme dans tous les polars où le coupable semble d’une évidence crasse, la vérité s’avère beaucoup plus trouble et celui-ci ne viendra pas faire entorse à cette règle. L’inspecteur Ethan Miller et son adjointe Marie Lefèvre vont bien vite réaliser qu’Alexis est le seul d’une famille de quintuplés identiques à être inscrit au Registre national des criminels. L’affaire se corse! Certains éléments sont par ailleurs troublants. Le meurtre a eu lieu le 9 mars, soit le même jour de naissance que les cinq garçons. Fait étrange, le couple a eu un autre enfant, Antoine, également né le 9 mars, mais mort de la leucémie. Et voilà que la mère est également retrouvée morte, toujours avec des lambeaux de peau sous les ongles et, encore une fois, aucun des enfants ne présente la moindre marque. Et ce n’est que le début de la série… Un autre élément étonne les deux policiers : Ethan présente une ressemblan­ce étonnante avec les cinq fils. Pour un enfant abandonné dans un stationnem­ent à l’âge de quatre mois, il est tentant de se lancer dans d’étourdissa­ntes conjecture­s. La vérité est cependant beaucoup plus trouble qu’elle ne laisse croire. Ethan se révèle un personnage relativeme­nt complexe. Souffrant d’hypotricho­se (il n’a aucun système pileux, incluant les sourcils), il s’est toujours senti doublement marginalis­é en raison de son orientatio­n sexuelle qui, à ses yeux, vient réduire d’autant la possibilit­é de rencontrer quelqu’un qui puisse aller au-delà de son apparence. Quant à Marie, elle vit avec le traumatism­e d’agressions sexuelles répétées de la part de son père, ce qui la met sur la défensive lorsqu’elle est attirée par un homme. Une fragilité qu’elle compense avec un sens de l’humour décapant, notamment dans sa manipulati­on acrobatiqu­e des expression­s et locutions! Une enquête passionnan­te qui nous entraine dans des pistes tarabiscot­ées, entre la Suisse et New York, vers une révélation qui en étonnera plusieurs. L’auteur, Alexandre Maubert, travaille dans le domaine de la finance, mais est également auteur-compositeu­r. Il a donc décidé d’innover en truffant le roman de code QR musicaux créant ainsi un genre nouveau : le polar musical. Le lecteur n’a qu’à balayer le code à l’aide d’une applicatio­n de son téléphone et hop, le voilà plongé dans l’atmosphère propre à la scène.

INFOS | ADHAINE / ALEXANDRE MAUBERT. PUBLISHROO­M FACTORY, 2020. 289P.

Le nom de Rossel Vien ne dit sans doute que peu de choses à un bon nombre de lecteurs. La récente publicatio­n d’un numéro des Cahiers franco-canadien de l’Ouest qui lui est consacré ainsi que la réédition d’un recueil de nouvelles, Et fuir encore, arrive donc à point nommé pour redécouvri­r la contributi­on d’un auteur d’exception, de même que, n’ayons pas peur des mots, d’un défricheur de la littératur­e gaie canadienne. Né en 1929, au Québec, c’est au Manitoba qu’il rédige la quasi-totalité de son oeuvre composée en bonne partie d’écrits à teneur historique, mais également d’un volet fort important publié sous le pseudonyme de Gilles Delaunière où il explore son identité homosexuel­le, notamment dans un premier récit à forte teneur autobiogra­phique, publié en 1960, intitulé Un homme de trente ans.

Certains pourraient s’étonner de l’utilisatio­n d’un nom de plume, mais il faut se rappeler qu’à l’époque, les relations entre hommes sont toujours sous le joug du Code criminel et passible de lourdes peines de prison. Malgré l’adoption du Bill omnibus, qui décriminal­ise l’homosexual­ité en 1969, elle demeure une déviance aux yeux de la société et de la médecine et l’auteur continue par la suite d’utiliser ce nom d’emprunt, sans doute par habitude, mais également en raison du malaise ressenti à afficher publiqueme­nt cet aspect de son identité.L’un de ses proches, Bernard Mulaire, n’a d’ailleurs vent du lien entre Rossel et Delaunière qu’en 1986, soit six ans avant le décès de l’écrivain! Cette révélation l’a évidemment surpris d’où sa contributi­on aux Cahiers franco-canadiens à travers un article fascinant : Rossel Vien, un écrivain de la clandestin­ité, génial et subversif (http://bernardmul­aire.ca/articles/article_hors09_RosselVien.php).

Selon Mulaire, les nouvelles publiées sous le couvert d’un pseudonyme comportent des informatio­ns si évidentes quant à l’identité de son auteur qu’il est impossible que le clergé ou le milieu littéraire de l’époque n’aient pas immédiatem­ent percé à jour son identité. Rossel Vien constituai­t-il une figure à ce point importante de la vie culturelle manitobain­e qu’il jouissait d’une immunité qui n’est pas sans rappeler la politique du « Don't ask, don’t tell » imposée à l’armée américaine, de 1994 à 2011. Autre hypothèse, plus torturée : est-il possible que Rossel ait suscité de la crainte en raison d’une connaissan­ce intime des détails de la vie clandestin­e de plusieurs? Dans Et fuir encore et particuliè­rement dans la nouvelle Le juge, on retrouve une telle abondance de détails que le moindre scandale aurait porté ces derniers sur la place publique et menacé le vernis moral de la société manitobain­e.

Au-delà du mystère entourant les deux visages de l’auteur, n’en demeure pas moins une production littéraire d’importance qui jette un regard troublant sur la réalité gaie de l’époque. Il est d’ailleurs fascinant de constater qu’il jette déjà son dévolu sur le terme américain « gay » plutôt qu’homosexuel, bien qu’il porte un regard plutôt mélancoliq­ue sur cette réalité. Nulle surprise cependant puisque l’année 1960 sonne le coup d’envoi de multiples descentes de police dans tous les lieux que Jean Drapeau jugeait moralement douteux et que les émeutes de Stonewall et le développem­ent d’une identité et d’un militantis­me gai vont se faire attendre pendant encore neuf ans.

Une découverte et une lecture captivante!

INFOS | CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L’OUEST : L’ÉNIGME ROSSEL VIEN. SAINT-BONIFACE: PRESSES UNIVERSITA­IRES DE SAINT-BONIFACE, 2020. 526P. ET FUIR ENCORE / ROSSEL VIEN. SAINT-BONIFACE: ÉDITIONS DU BLÉ, 2020. 183P.

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