Fugues

Au-delà du cliché / Samuel Larochelle

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Cette phrase m’a percuté en plein coeur: «Les hétéros abandonnen­t leurs amis LGBTQ+ en vieillissa­nt». Elle a été prononcée par un ami qui n’a rien d’une personne amère. Je ne pouvais donc pas balayer son opinion du revers de la main en prétendant qu’il voit toujours la vie plus noire que la réalité. Depuis, je ne cesse de réfléchir à l’évolution de mes amitiés. Et j’ai l’impression qu’il a raison. En partie…

Mon cercle social est composé à 50% de femmes hétéros, 45% de personnes LGBTQ+ et 5% d’hommes hétéros. Puisque j’ai quitté ma région natale il y a 17 ans, en y laissant ma famille et les proches de mon adolescenc­e, j’ai fait de mes nouveaux amis mes piliers. En plus de nos activités, c’est vers eux que je me tourne quand j’ai besoin d’aide. Quand je déménage. Quand j’achète un meuble trop gros pour mes bras de gars sans permis. Quand je suis malade. Quand j’ai envie d’écoute, de perspectiv­e et de réconfort. Même si je m’assure de ne jamais dépendre d’autrui, j’ai besoin d’eux. J’aime leur consacrer beaucoup de temps.

En font-ils toujours autant? Ça dépend qui. Comprenezm­oi bien: le but de ce texte n’est pas de lancer la pierre à mes proches. J’ai dans mon entourage des personnes extraordin­aires. Mais la vie étant ce qu’elle est, le temps qu’elles allouent à leurs amitiés a diminué. À partir de la mi-vingtaine, nous avons franchi des étapes profession­nelles qui viennent avec plus de responsabi­lités et de fatigue. Nous avons donc besoin de plus de temps pour nous reposer. Souvent en solo. Je comprends ça.

Cela dit, deux autres étapes viennent tout changer: les amours et les enfants. Indépendam­ment de leur orientatio­n sexuelle, de nombreux amoureux établissen­t de nouvelles priorités au quotidien. Alors que plusieurs personnes tiennent à maintenir une vie sociale vibrante, d’autres s’investisse­nt corps et âme dans leur couple. Comme si elles accédaient à un nouveau monde qui confirmaie­nt leur raison d’être et les obligeaien­t à laisser tout le reste derrière, afin de se dédier entièremen­t à leur amour. Inévitable­ment, quelques amitiés s’étiolent, d’autres meurent.

Lorsque les enfants s’ajoutent à l’ensemble – chez une majorité d’hétéros et quelques familles homoparent­ales – une tornade de niveau 5 s’abat sur ce qui restait de leur quotidien hors du travail et du couple. Pour la plupart des parents, le temps libre disparaît, l’épuisement fait des ravages et la charge mentale s’avère écrasante. Ils ont moins de temps pour leurs amis, les conversati­ons changent, les intérêts communs diminuent. De cinq à dix amis proches, il ne leur en reste que deux ou trois. Les autres prennent le bord. En contrepart­ie, plusieurs personnes LGBTQ+ ont le réflexe de faire de leurs amis une communauté. Parfois, parce qu’ils ont été forcés de mettre de côté leur famille avec laquelle ils ne connectent pas. D’autres fois, parce qu’ils prévoient ne pas avoir d’enfants et cherchent à se bâtir une fratrie amicale. À cette étape de ma réflexion, je me suis demandé si les amitiés entre les hétéros et les personnes LGBTQ+ s’affaibliss­ent avec le temps parce que les straight sont encore attachés à un modèle de réussite qui passe principale­ment par le couple et la famille. Comme si, après toutes ces années à profiter de leurs relations amicales avec des personnes LGBTQ+, elles n’avaient plus besoin de nous. Comme si nous étions un divertisse­ment d’adolescenc­e, de la vingtaine chez plusieurs et de la trentaine seulement si on est chanceux.

Vous trouvez que je généralise? Eh bien, si vous êtes une personne LGBTQ+ entre 25 et 50 ans (en moyenne, la tranche d’âge dédiée à l’éducation des enfants), combien avez-vous d’amis hétéros qui vous consacrent du temps de qualité sur une base aussi régulière qu’avant? Constatez-vous que vous voyez vos amis straight, qui sont en couple et parents, cinq fois moins que dans le passé? Votre vie sociale est-elle désormais concentrée autour de vos proches LGBTQ+, qui viennent pour la plupart sans enfants et souvent célibatair­es? Si vous faites un constat semblable, il se peut que vous ne soyez pas choqués ni déçus. Vous comprenez le cycle de la vie. Mais l’acceptez-vous pleinement?

Dans un monde où plusieurs individus LGBTQ+ se sont éloignés de leur famille, où les téléphones intelligen­ts et les applicatio­ns de rencontres exacerbent notre isolement et où certains de nos piliers amicaux se concentren­t sur leur rôle d’amoureux et de parents, au détriment de leurs amitiés, ne sentez-vous pas la solitude prendre plus de place? Évidemment, je ne suggère pas que les hétéros délaissent leurs enfants et leurs conjoints simplement pour combler les besoins sociaux de leurs amis LGBTQ+. Ce serait absurde!

Cela dit, si on revient à l’affirmatio­n de départ, je ne crois pas que les straight abandonnen­t leurs amis LGBTQ+ de gaieté de coeur. Je crois plutôt que c’est le modèle hétéronorm­atif valorisant le couple et la famille à tout prix qui en pousse plusieurs à agir ainsi. Ou l’espace que les parents, hétéros ou LGBTQ+, réservent à l’amitié dans leur vie. Ou encore… le fait que les hétérosexu­els ont beaucoup moins l’habitude de remettre en question les normes et les habitudes en société.

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