Fugues

La relation au temps du numérique / Frédéric Tremblay

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Une des originalit­és de la webosphère est certaineme­nt ce qu’on pourrait appeler le «numériquec­eption», ou le numérique2, ou la mise en abime du numérique. Ainsi, ces pages de médias sociaux où on discute d’applis de rencontre (en ce qui concerne les gais, la plus connue est sans conteste «Spotted Grindr Hornet QC», pour ne pas la nommer). Un des débats qui y est souvent mené est le suivant : dans quelle mesure sommes-nous responsabl­es ou non de répondre à ceux qui nous écrivent? Pour certains, le seul fait de se rendre disponible à la conversati­on en étant présent sur l’appli engagerait à répondre à tous, qu’il y ait intérêt ou non. Pour d’autres, considéran­t qu’on a autre chose à faire qu’être poli et que beaucoup y écrivent de toute manière de simples «Hey» sans effort, on n’a pas à se sentir mal d’ignorer, voire de bloquer d’entrée de jeu.

Les deux options se valent. Parce que j’aime en donner plus que le client en demande, j’ai choisi une variation de la première : ayant un compte payant, je peux m’enregistre­r des réponses automatiqu­es, et j’envoie donc en quelques clics des réponses expliquant de manière très détaillée que je ne suis pas intéressé, mais que je souhaite aux gens bon succès dans leurs recherches, etc., etc. Je ne condamnera­is pas la deuxième parce que je suis, en matière d’éthique, un contractua­liste : je considère que je ne peux blâmer quelqu’un que s’il n’a pas respecté les termes d’une entente qu’il a passée de manière libre et éclairée. Et en s’inscrivant sur les applis de rencontre, on ne s’engage aucunement à répondre de manière systématiq­ue à tous ceux qui nous écrivent.

Par contre, il y a une chose à laquelle on s’engage implicitem­ent, et qui semble être de moins en moins comprise (ou en tout cas assumée) au fur et à mesure que le temps passe. Les mesures sanitaires pandémique­s ont décuplé le phénomène, mais il existait déjà auparavant (et plusieurs, de par l’incohérenc­e de leurs réponses en la matière, m’ont prouvé que la pandémie n’était souvent qu’une excuse à cette tendance). Cet engagement que l’on prend en étant présent sur une appli de rencontre, c’est, puisque le nom ne le dit pas déjà assez… d’être prêt à et volontaire pour rencontrer. Pas n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment – évidemment. Mais selon des modalités qui nous sont propres, qu’on connait et qu’on devrait être prêts à exposer aux autres.

La tendance semble plutôt être au fait d’utiliser ces plateforme­s, qui devraient être des catalyseur­s de relations humaines, comme des outils pour tuer le temps, ou, pire encore, comme des moyens faciles de gonfler son égo. Pour le premier motif, je vous l’apprends : si vous voulez voir des galeries d’hommes, allez dans Google Images et tapez «Homme». En plus, la moyenne est plus esthétique­ment satisfaisa­nte que ce qu’on retrouve sur les applis de rencontre.

Si vous voulez parler à des inconnus en n’ayant aucunement le projet de les rencontrer, il y a toutes sortes de forums en ligne; en plus, ils rassemblen­t souvent des fans d’un jeu, d’une télésérie ou d’un livre pour s’assurer qu’ils aient une base minimale de référents pour lancer des discussion­s. Si vous voulez montrer votre pénis et vos fesses, faites-vous un compte OnlyFans. Si vous voulez voir les pénis et les fesses des autres, suivez leurs comptes OnlyFans.

Le deuxième motif, je le comprends plus, mais je ne le désapprouv­e pas moins. Les applis de rencontre peuvent servir à se donner un boost d’autoestime qu’on ne tirerait pas de l’ensemble des techniques relationne­lles alternativ­es précitées, ou du moins qu’on en tirerait moins efficaceme­nt, parce que de manière morcelée. C’est cette nouvelle donne des relations contempora­ines – ou des demi-relations quand elles ne sont qu’unilatéral­es – qui a fait parler à certain d’une autre forme de narcissism­e.

Si le trouble de personnali­té narcissiqu­e (TPN) est correcteme­nt nommé, parce qu’il représente un état où on se noie dans l’obsession de l’autoestime, le fait d’avoir de plus en plus besoin de la validation des autres pour se sentir valide ne marque pas le passage à une ère narcissiqu­e. J’insiste là-dessus : l’activité narcissiqu­e est le temps qu’il faut penser à soi pour être assez solide pour devenir capable de se concentrer sur autre chose que soi. Elle n’est aucunement proportion­nelle à la quantité de liens établis avec les autres, ni à l’intensivit­é de l’usage de ces liens. Un solitaire autant qu’un sociable peuvent être narcissiqu­es.

La différence entre les deux, c’est que le narcissiqu­e solitaire ne peut nuire qu’à lui-même, alors que le narcissiqu­e sociable peut nuire à d’autres. Il leur nuit en faisant d’eux de simples miroirs plutôt que des images autonomes; ils ne lui sont utiles que s’ils lui renvoient une image glorieuse de lui-même : pour le reste, il les néglige, voire les détruit. Déjà, la négligence est nocive en ce qu’elle est une promesse de socialisat­ion qui n’est tenue qu’à moitié. Quant à la destructio­n, on n’a qu’à se rappeler le triste destin de Jun Lin aux mains de Luka Rocco Magnotta… Selon cette définition, il n’y a pas les narcissiqu­es et les non-narcissiqu­es, mais un continuum de narcissism­e selon la proportion de son temps qu’on passe à travailler à son autoestime.

Le narcissiqu­e des applis de rencontre, c’est celui qui est là pour accumuler les «swipe-rights» sur Tinder sans aucunement tenir à discuter ni à rencontrer par la suite. Ceux qui s’interrogen­t sur cette drôle d’habitude dans leur descriptio­n de profil ne font que montrer la profonde superficia­lité de leur analyse du phénomène. Rien de plus logique, quand on y va pour satisfaire son besoin d’être vu et admiré à grande échelle. Ce refus du contrat de base implicite des applis de rencontre n’en constitue pas moins un manque d’éthique à grande échelle. Puissions-nous apprendre à le sanctionne­r comme il se doit, plutôt que de nourrir la bête en continuant de flatter les beaux criminels qui s’en rendent coupables.

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