La relation au temps du numérique / Frédéric Tremblay
Imaginez-vous attablé avec des amis en train de jouer à votre jeu de société préféré. (D’ailleurs, vu les mesures sanitaires en cours, vous avez probablement plus de chance avec l’imagination que si vous essayez d’organiser une vraie soirée de jeux…). Ou en train de prendre un verre avec une date; d’étudier ou de lire; de tenter de vous endormir… Maintenant, demandez-vous où est votre cellulaire. Dans votre main? dans vos poches? sur la table de chevet? dans le lit à côté de vous? Et surtout, au-delà de l’endroit où il se trouve, demandez-vous si les notifications sont activées. Ou plutôt – comme nous en avons tous certaines activées et certaines inactivées –, lesquelles le sont.
Si on formalisait ce questionnement général, on pourrait tirer de sa vie des statistiques sur la proportion de son temps pendant laquelle on est disponible à être rejoint, et par la proportion de gens qui peuvent nous rejoindre directement. Ce taux de disponibilité, qu’on le veuille ou non, est aussi un taux d’enchainement. Je l’ai dit ailleurs, je le répète : le lien est un risque autant qu’une chance. Même les non-adeptes du BDSM parmi nous apprécient d’une certaine manière la lourdeur du lien qui retient. Mais nous devons toujours nous demander dans quelle mesure cette retenue n’est pas le résultat d’une division plutôt que d’une multiplication (en espérant que vous capterez la blague mathématique). Nous devons toujours être conscient de la possibilité que nous en donnions plus que nous devrions, parce que le client en demande toujours plus.
Ceux qui me connaissent minimalement, de ces pages ou d’ailleurs, savent que je pèche plus par technophilie que par technophobie. Ils savent peut-être aussi – sinon, je le leur apprends – que la «marchandisation» de tout et de rien me semble être plus souvent un moyen de ne pas assumer que «marché» et «société» désignent la même chose.
Dans les deux cas, on parle de «l’ensemble des échanges interpersonnels». Une date récente avec qui je parlais du phénomène le nommait la timhortonisation du service à la clientèle : le fait de s’attendre à une réponse automatique 24h/24, 7h/7. Je faisais remarquer que McDonald’s avait devancé Tim Hortons dans l’invention du restaurant ouvert en tout temps; mais qu’on veuille canadianiser les concepts ne me déplait pas. Dans tous les cas, la partie de son discours qui me faisait le plus hésiter, c’était qu’il semblait uniquement faire porter le blâme aux clients qui s’attendaient à cette disponibilité totale.
Je ne déculpabilise pas entièrement le client; mais la responsabilité est souvent partagée. La faute d’un contrat flou est une coresponsabilité de toutes les parties contractantes… et trop peu de gens, malheureusement, font des contrats précis. En termes de disponibilité, donc, trop de gens se considèrent redevables du plus haut degré de disponibilité. Parce que Facebook, Instagram et les textos indiquent tous, désormais, le moment de lecture, tout le monde se sent plus pressé de répondre tout de suite. L’important est de savoir ce qu’on fait de cette pression. Soit on y voit une occasion d’expliciter un principe éthique essentiel pour le 3e millénaire : à savoir qu’on vit pour soi avant de vivre pour les autres, et qu’au nom de ça, «y’a toujours bin des maudites limites». Soit on laisse passer l’occasion, on continue de prêcher l’altruisme et on se brule tous à petit feu.
Les Français ont commencé à débattre longtemps avant nous (mais qui s’en surprendra, quand on sait le plaisir qu’ils prennent à débattre comparativement à nous!) du «droit à la déconnexion». Au Québec, c’est Gabriel Nadeau-Dubois et Québec solidaire qui ont le plus porté ce dossier. Tant mieux. Mais ils le faisaient encore trop, QSisme oblige, comme une défense des employés contre les employeurs envahissants. Les temps changent. Oui, ceux qu’on presse à rester connectés sont parfois des employés précaires, et ceux qui les pressent sont parfois des employeurs peu scrupuleux. Mais aussi souvent, voire plus, il s’agira de relations entre travailleurs autonomes et clients. Ou entre salariés, mais ayant le contrôle de leur horaire, et de ceux à qui ils sont redevables (collègues, citoyens, cotisants à une organisation, etc.). Ce n’est donc pas une question de syndicalisme déconnexionniste, ou de défense étatique de la classe ouvrière.
Le combat (puisqu’il en faut un; GND et moi nous entendons au moins là-dessus) doit donc se faire à un autre niveau. Il doit se faire plus loin qu’au niveau politique. Qu’est-ce qu’il y a, plus loin que l’État? Il y a la société civile. Il y a ce troisième pouvoir des gens qui se réunissent, pas seulement pour négocier le cadre de base de la vie sociale qu’on appelle «la loi», mais pour faire évoluer l’éthique de leur époque. Il y a cette réflexion collective qui réalise qu’il existe, pour influencer les comportements des autres, un mécanisme aussi efficace sinon plus que l’obligation et la restriction, qui s’appelle la «pression sociale», et que celle-là peut être réorientée par débat et argumentation. Il y a les intellectuels publics qui stimulent ce débat et cette argumentation – dont j’espère faire partie, et de plus en plus maintenant que j’ai tout mon temps à y mettre.
Par ce titre de «disponibilité permanente», je réfère à la «mobilisation permanente» qui décrit le fait pour un soldat de pouvoir être appelé au front n’importe quand; et à la «révolution permanente» qui, en URSS et ailleurs, désirait la même chose en termes de militantisme politique plutôt que militaire. Sur le champ de bataille du travail, trop d’entre nous sont en état de disponibilité permanente.
Cet état crée non seulement un immense potentiel d’anxiété, mais nous rend aussi moins disponibles pour nos amis, nos dates, notre famille… et encore plus tristement, pour nous-même. La disponibilité permanente aux autres nous rend indisponibles au cours de notre propre pensée et aux idées originales pour améliorer sa vie qui pourraient y passer. Pour moi, c’est la meilleure raison de tenir à se rendre indisponible aux autres une fois de temps en temps.