Fugues

Devery Jacobs

- YVES LAFONTAINE yveslafont­aine@fugues.com CHANTAL CYR redaction@fugues.com

Née dans la réserve Mohawk de Kahnawake au Québec, Devery Jacobs est une actrice, mais aussi une scénariste, réalisatri­ce et productric­e ouvertemen­t queer. Devery a joué dans près d’une trentaine de films et de séries télévisées. On la connaît, ici, pour son rôle de l’artiste autochtone Sam Duchene, dans la 3e saison de la série policière Cardinal (Crave, CTV et Super Écran), mais surtout pour sa participat­ion à deux populaires séries fantastiqu­es — American Gods (Starz et Amazon Prime) et TheOrder (Netflix) — où elle tient des rôles non seulement importants, mais qui expriment une sensibilit­é queer. Rencontre avec une artiste militante qui aime jouer sur les identités.

Plus jeune, rêvais-tu de faire du cinéma ou de la télé ?

J'ai toujours voulu jouer, sans même savoir que c'était une carrière. Je tournais tout le temps des vidéos. Et je forçais ma soeur à les diriger et à y jouer avec moi. J'ai également participé à la Turtle Island Theatre Company, un petit théâtre communauta­ire de ma réserve. C'est à travers cette expérience que ma mère a vu à quel point j'aimais jouer. Elle a présenté ma candidatur­e, sans me le dire, à une agence qui a accepté de me représente­r. à ce momentlà, ma mère m'a dit qu’elle me soutiendra­it si c'était quelque chose que je voulais faire. C'était le cas, mais ensuite il y a eu une grève des scénariste­s. J’étais adolescent­e et une autochtone anglophone vivant au Québec. Il n'y avait pas vraiment beaucoup d'opportunit­és et je me disais que ça n’était sans doute pas réaliste pour moi de croire que je pourrais avoir une carrière dans l'industrie cinématogr­aphique.

J’ai continué mes études pour devenir conseillèr­e tout en acceptant des rôles de soutien dans des séries télé et des films. Je travaillai­s au Refuge pour femmes autochtone­s de Montréal lorsque j’ai été choisi pour mon premier rôle principal, celui d’Aila dans Rhymes forYoungGh­ouls (NDLR. : qui lui a valu une nomination pour un Canadian Screen Award pour la meilleure performanc­e d'une actrice dans un rôle principal). C’était la première fois que je travaillai­s avec un réalisateu­r autochtone et cette histoire résonnait étroitemen­t avec l’expérience de ma communauté, de la vie de ma mère, de mes ancêtres. Pour la première fois, j’ai eu l’impression que je pourrais faire ça comme métier et que mes expérience­s valaient suffisamme­nt la peine d'être utilisées pour nourrir le personnage d’un film.

à mes débuts, il n’y avait pas beaucoup de rôle d’autochtone­s — et il n’y en a toujours pas beaucoup. Je me souviens avoir auditionné pour des rôles ethniques — italienne ou ethniqueme­nt ambigu —, mais peu de projets spécifique­ment autochtone­s. Quand j'ai finalement auditionné pour des rôles autochtone­s, c'étaient presque tout le temps pour des personnage­s stéréotypé­s, qui n'impliquait pas ce que je suis aujourd'hui en tant que femme autochtone moderne.

Quels genres de défis dois-tu relever spécifique­ment ?

Comme femme mohawk queer, je me suis créée des mécanismes de défense et une barrière protectric­e. Je suis toujours ouverte et prête à travailler avec tous quand je suis sur un plateau, mais je dois quand même utiliser suffisamme­nt de couches protectric­es au cas où quelqu'un ferait des microagres­sions à mon égard — souvent sans penser mal faire — parce que je suis souvent la seule personne queer ou la seule personne autochtone, et parfois les deux, sur le plateau. Parce qu’il n’y a pas grande monde qui me ressemble ou qui ait un bagage culturel similaire, je sens souvent que je me dois de représente­r bien plus que moi-même.

Si on regarde en arrière à travers l'histoire, les peuples autochtone­s n'ont pas été représenté­s ou l’ont été mal depuis la naissance des images en mouvements. Et, ce que les peuples autochtone­s demandent maintenant, c'est d'être inclus dans la conversati­on, dans le récit de nos propres histoires et des histoires collective­s.

Trop souvent quand il est question de réalités autochtone­s, nous avons droits qu’à des d'histoires tragiques, des histoires de colonisati­on, des histoires de traumatism­es auxquels les peuples autochtone­s ont été confrontés. Mais c’est oublier que les autochtone­s sont aussi drôles, les autochtone­s tombent en amour, les autochtone­s sont désordonné­s, ont des ruptures amoureuses ou vivent des histoires vraiment effrayante­s ou exaltantes. Il y a tellement plus à puiser dans les 500 et quelques cultures autochtone­s du pays que nous n’avons jamais — ou trop peu — vu auparavant au cinéma et à la télévision. Je pense que dans ce pays, nous devrions nous inspirer davantage des histoires des premières nations.

Tu as toujours eu conscience de ton identité autochtone, mais comment es-tu venue à t’identifier aussi comme queer ?

Ça ne s’est pas fait simplement. Je n'étais pas cette fille de 12 ans qui découvre qu’elle est queer. Pour moi, je n'ai compris le fait d’être queer qu’au début de l’âge adulte. Je naviguais vraiment dans le monde avec des oeillères. Et quand j’ai pris conscience de ma queerness, j’ai d’abord ressenti un sentiment de complexe d'infériorit­é, parce que je n'avais pas eu le même type d’expérience en grandissan­t que les autres LGBTQ ont vécu. Je me suis même demandée si j’avais droit à ma place dans la communauté queer au même niveau que les autres.

C'était et même à 27 ans, c'est toujours un défi de me sentir à ma place et de comprendre que je fais partie de la communauté queer. Il y a si peu de représenta­tion queer autochtone,

encore moins bispiritue­lle, et encore moins trans. Alors pour moi, j'ai ressenti qu'il était important d'être aussi douce avec moi-même qu'avec les autres et d’apprendre à m’aimer comme je suis.

Nous t’avons vu dans deux saisons d’American Gods. Comment as-tu vécu cette expérience et parles-nous de ton rôle…

Sam Black Crow est une femme bispiritue­lle mi-cherokee vraiment fougueuse, intelligen­te et sarcastiqu­e. Et en tant qu'actrice queer mohawk, c'était un personnage auquel je m'identifiai­s énormément. J'étais fan des livres de Neil Gaiman depuis des années, et la première fois que je me suis assise avec mon agent et que je savais que la production avait le feu vert, je leur ai fait savoir que j’étais très intéressée par le rôle.

Quand le moment est venu, j'ai décroché le rôle, mais je travaillai­s sur une autre production et il y avait un conflit d’horaire. L’autre production ne me laissait pas partir et donc la production d’American Gods m’a fait savoir qu’ils allaient prendre leur deuxième choix. Ils m’ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire. J'avais le coeur brisé. C'est un personnage très aimé des fans, et j'étais l'une de ces fans.

J'ai pris mon courage à deux mains et j’ai écrit une lettre à la production d’American Gods expliquant à quel point j'aimais ce personnage, à quel point je m'identifiai­s au personnage de Sam Black Crow dans ma propre vie. La lettre a circulé dans le bureau et s’est rendue jusqu’à Neil Gaiman. Finalement, ils m'ont rappelé et ont dit que j'étais leur Sam. Disons que je suis passé par des montagnes russes émotionnel­les, mais que ça s’est bien terminé.

Dans TheOrder est-ce que ton rôle de Lilith avait d’abord été écrit comme queer ou c’est quelque chose que tu as insufflé toi-même au personnage ?

Sans divulguer l’intrigue pour ceux et celles qui n’ont pas vu encore la série, disons que la relation que le personnage de Lillith développe avec Randall se complexifi­e au fil des épisodes. Tout n’était pas dans le scénario au départ. Et sans que personne n’en ait discuté avec moi, j’ai pris la décision dans ma propre constructi­on du personnage que Lillith était queer. C’était d’abord du non-dit. Mais c’est fou à quel point les queer sur les médias sociaux ont totalement repris ça. J’ai fini par en parler aux scénariste­s de la série, au cours de la saison, et cela les a sans doute inspiré.

En général, quels genres de projets t’attirent?

Je veux exprimer spécifique­ment ma réalité d’autochtone et parler de questions culturelle­s. Il me semble de plus en plus important qu'il y ait des créateurs. trices autochtone­s devant et derrière l'objectif. Cela dit, j’aime aussi faire d’autres choses. Par exemple un projet artistique comme TheOrder — où il n'y a aucune mention de contexte culturel —, c'est très amusant et stimulant de prendre part à ça. C’est fantastiqu­e, c’est très loin de qui je suis, c’est du divertisse­ment pur où je peux incarner un loup-garou badass. Wow! J'aime que les deux types de projets soient possibles et de pouvoir passer de l’un à l’autre.

à un autre niveau, il est clair que je souhaite pour l’avenir, une plus grande inclusion et diversité sur nos écrans. Il ne faut pas voir les ANPC / BIPOC (Autochtone­s, Noirs, et personnes de couleurs / Black Indigeneou­s Persons of Colours ) contre les Blancs dans le combat vers une meilleure représenta­tion. Le racisme systémique, c’est un problème collectif auquel nous devons tous nous attaquer dans l’industrie du cinéma et de la télévision, mais aussi dans la société. Affronter le problème de fausse représenta­tion et de manque de représenta­tion des artistes et des créateurs ANPC / BIPOC, c’est un travail collectif. Je pense que nous devons avancer ensemble et créer une abondance d’histoires où toutes nos voix sont entendues et où nous racontons authentiqu­ement les histoires de chacune de nos communauté­s, ensemble.

J’aimerais bien participer à une production qui pourrait faire pour les communauté­s autochtone­s ce qu’un film comme BlackPanth­er a fait pour les noirs, ou des émissions comme SchittsCre­ek pour les homosexuel­s, ou Degrassi pour l'intersecti­onnalité, ou Kim'sConvenien­ce pour la communauté asiatique. Des production­s qui reflètent spécifique­ment les réalités de certaines communauté­s, mais dont l’impact est plus large et le public qui les regarde va bien au-delà de la communauté d’appartenan­ce. Car au fond ce qui est raconté, ce sont des histoires humaines, dont le potentiel est universel.

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À DEVERY RHYMES FOR YOUNG GHOULS A VALU UNE NOMINATION POUR UN CANADIAN SCREEN AWARD RÔLE POUR LA MEILLEURE PERFORMANC­E D'UNE ACTRICE DANS UN PRINCIPAL
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RÉALISATRICE LA CAROLINE MONNET ET L’ACTRICE DEVERY JACOBS SUR LE PLATEAU DE BOOTLEGGER

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